Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/67

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notée des conversations d’une sorte de drogman payé trois piastres l’heure. Ils étaient frappés aussi par ce qu’ils trouvaient de curieux dans les entretiens de Français établis là-bas, de saint-simoniens partis à la suite du Père Enfantin. Tout cet Orient des derniers jours eût fait un roman d’ailleurs bien arbitraire et superficiel dont Flaubert vit bientôt l’impossibilité. Son souvenir le plus profond d’Égypte est une nuit passée à Esneh avec une courtisane arabe réputée, Ruchouk-Hanum. Jérusalem ne lui inspire qu’une immense tristesse et de lourdes facéties. Il la visite en voltairien morne. « Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, ç’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes eussent souhaité être à ma place ! Comme tout cela était perdu pour moi ! Comme j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum[1] ! » Constantinople lui plaît et il ne la quitte qu’à regret. En Grèce, il se flatte d’« aspirer de l’antique à plein cerveau. » et J’ai profondément joui au Parthénon[2]. » En réalité il comprend peu l’art antique et le classique, inaugure la Grèce orientalisée et passée au vermillon, le romantisme des classiques et toute cette série. L’Acropole lui est une occasion de crier contre Racine. « Était-ce couenne, l’antiquité de tous ces gens-là ! En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de froid et d’intolérablement nu ! Il n’y a qu’à voir au Parthénon pourtant les restes de ce qu’on appelle le type du beau ! S’il y a jamais eu au monde quelque chose de plus vigoureux et de plus nature, que je sois pendu ! Dans les tablettes de Phidias, les veines des chevaux sont indiquées jusqu’au sabot et saillantes comme des cordes. » Il reviendra ailleurs encore sur ces veines, qui lui paraîtront une découverte et un fait décisif. L’atticisme lui sera toujours étranger, et Racine demeurera sa bête noire. Il ne voit la Grèce, dans les trois Tentations, que d’Alexandrie. Il rapporte une vision d’Orient un peu trouble encore, qui a besoin de se décanter en Normandie, et qu’il retrouvera dans sa mémoire quand il fera succéder Salammbô à Madame Bovary.

  1. Correspondance, t. II, p. 230.
  2. Correspondance, t. II, p. 295.