Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/70

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dont Maxime est l’ennemi, et lui écrit : « Le jeune Du Camp est officier de la Légion d’honneur ! Comme ça doit lui faire plaisir quand il se compare à moi et considère le chemin qu’il a fait depuis qu’il m’a quitté ; il est certain qu’il doit me trouver bien loin de lui en arrière et qu’il a fait de la route (extérieure). Tu le verras quelque jour attraper une place et laisser là cette bonne littérature. Tout se confond dans sa tête : femmes, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau, et pourvu que ça le pousse, c’est l’important[1]. » Maintenant que Du Camp est « arrivé », il veut faire arriver Flaubert. Il lui parle de renouvellement littéraire qui s’annonce, de génération jeune et de formes d’art qui montent, et parmi lesquelles c’est le moment de se produire. Il n’aboutit qu’à froisser Flaubert de façon irrémédiable et à s’attirer sur le dos une volée de bois vert. Les deux lettres par lesquelles Flaubert lui refuse de mener à Paris la vie littéraire tremblent de fureur frémissante. Il ne croit pas à la sincérité de Du Camp. Il supporte avec humiliation ses allures protectrices. Pour le moment, il s’est voué tout entier à une œuvre, à sa Bovary. Une fois qu’elle sera terminée, il ira peut-être habiter Paris, mais d’ici là qu’on respecte sa retraite et son silence ! « Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre[2] ! » Là est le secret de sa colère, de sa légitime défense : les tentations de Du Camp (le diable !) viennent bousculer la durée de son œuvre, en déranger l’accouchement, en compromettre la maturité. Du Camp parle un langage qui n’est plus celui de Flaubert ; il parle le langage du siècle à un homme qui s’est retiré au cloître et qui s’attache d’un élan furieux à la solitude. « Nous ne suivons plus les mêmes routes, nous ne naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous conduise donc où chacun demande ! Moi je ne cherche pas le port, mais la haute mer ; si je fais naufrage, je te dispense du deuil. »

Il reprend la même image, mais en un autre sens, dans une lettre à Louise. « Il sera peut-être complètement coulé que je ne serai pas encore à flot, lui qui devait me prendre à son bord, je lui tendrai peut-être la perche ; non, je ne regrette pas d’être resté si tard en arrière. Ma vie, du moins, n’a pas bronché. »

  1. Correspondance, t. II, p. 351.
  2. Correspondance, t. II, p. 443.