Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/71

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La correspondance ne laisse aucun doute sur les sentiments de jalousie (maladie endémique du monde littéraire) qui ont succédé à une amitié de jeunesse enthousiaste et pure. Telle est la vraie gangrène dont Flaubert a conscience. « Pour lui, ce bon Maxime, je suis maintenant incapable à son endroit d’un sentiment quelconque, la partie de mon cœur où il était est tombée sous une gangrène lente et il n’en reste plus rien[1]. » Maxime a d’ailleurs contre lui les deux femmes entre lesquelles vit Flaubert : Louise Colet et Mme Flaubert. Celle-ci, nous dit Du Camp lui-même, crut toujours qu’il était jaloux de son fils. Et il s’en défend, bien entendu, en partie avec raison, et cependant la mère de Flaubert voyait clair. Il semble que, tant que vécut Flaubert, Du Camp se soit comporté en ami et lui ait rendu beaucoup plus de services matériels qu’il n’en reçut. Mais les Souvenirs littéraires froissent et irritent constamment le lecteur par la suffisance du langage, et par l’insuffisance des distances que Du Camp garde entre lui et les grands écrivains qu’il eut l’honneur de fréquenter. Le ton protecteur avec lequel il parle de Flaubert devient à la longue extrêmement déplaisant. S’il n’est pas précisément jaloux de lui, il paraît en tout cas jaloux de maintenir l’égalité entre eux. La manière dont il fit connaître dans ses Souvenirs la maladie nerveuse de son ami, l’incroyable théorie qui considère les scrupules littéraires de Flaubert comme une déchéance et les impute à cette maladie, paraissent bien dictées par un instinct de dénigrement et d’envie. D’autre part, la férocité avec laquelle Flaubert, même avant la brouille, parle de Maxime à Louise Colet, laisse percer partout le dégoût que lui inspire un médiocre talent auquel la fortune, l’intrigue et les impostures de faiseur (voyez la lettre du 28 juin 1853), apportent toutes les satisfactions matérielles. Excité peut-être par Louise, il est aux aguets de tout ce qui peut faire chopper son heureux camarade. « Maxime a loué une maison de campagne à Chaville près Versailles pour y passer l’été, il va écrire le Nil ; encore des voyages, quel triste genre ! Il n’a pas écrit un vers d’Abdallah ni une ligne du Cœur saignant annoncés depuis plusieurs mois[2]. »

  1. Correspondance, t. III, p. 109.
  2. Correspondance, t. III, p. 198.