Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/104

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nuées à figure de Junon, qui bientôt, par le phénomène même de la cristallisation (la pâle est au jasmin en blancheur comparable) paraîtront seules dignes et seules génératrices du véritable amour. Il y avait chez Mallarmé trop d’ardeur pour que dans l’Après-Midi il ne considérât pas ce monde de beaux souvenirs et de subtils rêves comme un pis-aller un peu triste, une consolation un peu ironique, pour qu’il ne vît pas, malgré tout, dans la poésie, de simples et fragiles peaux lumineuses, vidées de leur suc délicieux. Ainsi, dit-il, un livre, un « haut poème » « ne remplace tout que faute de tout[1] ». Mais quand ailleurs, dans toute son œuvre, sur une ligne plus générale, il a, comme Villiers de l’Isle-Adam, nié que le monde des corps et du temps « eût lieu », mis l’accent de l’existence sur les seules formes les plus évanescentes de la vie intérieure, ne pouvons-nous selon celle de l’Après-Midi d’un Faune restituer la courbe de ce renoncement ?

Je laisse ici les philosophes, bien que l’idéalisme, repensé, en dehors de toute culture abstraite, par Villiers de l’Isle-Adam et Mallarmé, me paraisse précisément très propre à éclaircir les origines psychologiques de cette doctrine. Mais je pourrais étendre loin l’observation que tous deux me suggèrent, celle-ci : de même que d’âme sans corps, il n’est pas d’idéalisme sans un matérialisme correspondant, et même sans un double matérialisme. Il comporte d’abord un amour déçu de la matière : le père étonnant de Villiers, mourant sur un grabat, croyait léguer à son fils des millions par centaines, et celui-ci, complice et croyant de leur présence, les a trouvés enfin dans les trésors qui croulent d’une paroi ouverte au pied de Sara de Maupers. Et j’ai indiqué les positions sentimentales de l’Après-Midi d’un Faune. Mais après ce matérialisme antérieur, l’idéalisme implique un matérialisme postérieur, le matérialisme esthétique qui rendra sensibles et plastiques les idées.

  1. Divagations, p. 229.