Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/108

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Il croyait naturellement à un monde des essences. « Artifice, dit-il, que la réalité, bon à fixer l’intellect moyen entre les mirages d’un fait ; mais elle repose par cela même sur quelque universelle entente : voyons donc s’il n’est pas, dans l’idéal, un aspect nécessaire, évident, simple, qui serve de type[1]. » Ce que l’on appelle réalité est une moyenne entre les perceptions, inférieure en vérité à une conception idéale, typique, qui est l’idée[2]. Éprouvant que la fonction de l’art est de donner aux idées un corps, Mallarmé se désespérait de ne point trouver dans son art raréfié les éléments de ce corps. Sa pensée revenait toujours à cette attitude de l’idéaliste qui derrière chaque phénomène voit les avenues d’un monde antérieur, immuable, tout cristal et pureté, dont sous nos yeux

Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs.

Il a reproduit, de façon bien curieuse, et du même fonds, la doctrine du Cratyle toutes les fois qu’il a parlé de ce qui demeura son souci constant, le langage : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême ; penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. » Et ce sentiment il le pousse, dans les Mots Anglais, fort loin du côté de la fantaisie. Il ne va au théâtre que pour imaginer avec plus de précision, par ébauche ou par contraste, ce théâtre idéal qu’il a rêvé le sommet définitif, le pic de diamant sur l’art humain, — théâtre d’une seule œuvre éternelle, expression du monde intelligible, qui suffirait, et qui, comme le Coran pour le

  1. Divagations, p. 21.
  2. Je laisse subsister cette phrase de la première édition, parce qu’elle est à peu près dans le sillage de Mallarmé ; mais je ne la prendrais plus aujourd’hui à mon compte.