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Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/148

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cupé tout entier par le présent, — et si, sous leur forme biblique, les Paroles d’un Croyant de Lamennais, le Zarathoustra de Nietzsche, n’expriment pas par la texture même de leur rythme l’élan âpre ou tendre vers l’avenir. Je prends des exemples simples, dont j’outre encore à dessein la simplicité : il n’est pas de termes plus corrélatifs que durée et complexité. L’essentiel est de m’expliquer et de m’excuser si je fais intervenir une réflexion sur le sens de la durée chez Mallarmé.

Il nous y sollicite d’ailleurs en nous laissant voir à quel point il en percevait délicatement les formes. Il sait comprendre ou plutôt voir, — et son langage en témoigne souvent — les choses et les faits en fonction non d’une durée conventionnelle, mais d’une durée vivante. Ainsi parle-t-il de l’aventure de Rimbaud « celle d’un enfant trop précocement touché et impétueusement par l’aile littéraire, qui, avant le temps presque d’exister, épuisa d’orageuses et magistrales fatalités, sans recours à du futur[1] ». Toute cette partie de l’activité intérieure qui pourrait recevoir ce nom : le recours à du futur, demeure au contraire très aiguë chez Mallarmé. Ses puissances de rêve, ses espaces de page sous le mot, d’eau sous la rame, forment autant de robes fuyantes et vaporeuses d’un futur qui joue et qui recule. Ainsi qu’il conserva — et l’ironie a beau jeu — presque toute son œuvre dans le futur, il fit porter aussi presque toutes ses préoccupations d’art, au sujet du vers, du Livre, du Théâtre, sur un futur idéalisé, qui d’ailleurs, comme la Pologne d’Ubu, signifiait peut-être nulle part.

Je ne saurais rattacher bien expressément à des lignes générales de sa nature intérieure l’importance curieuse qu’ont prise chez lui les faits de fausse mémoire ou paramnésie. Je n’ai pas à dire qu’il y fut sujet, puisqu’ils arrivent à chacun de nous et n’échappent que par l’inattention. Une impression présente s’accompagne, dans sa conscience immédiate, d’une impression de déjà vu.

  1. Divagations, p. 91.