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contraire de l’image splendide, à la strophe précédente : le sang, au lieu de circuler avec la vie intérieurement dans la rose, se plaque du dehors sur elle, en réalité la dessèche et la glace.

IV

Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui roulant sur des mers de soupirs qu’elle effleure
À travers l’encens bleu des horizons pâlis
Monte rêveusement vers la lune qui pleure.

L’incapacité d’étoffe, d’ampleur, de développement peuvent ici se toucher. Mallarmé a dû partir pour un grand poème musical, sensuel, inspiré par la Sensitive de Shelley. (Si je ne fais là qu’une hypothèse, je crois qu’elle mène à une idée juste.) Dès la troisième strophe, il y a échoué, et je pense en voir la raison. C’est qu’à prendre tour à tour chacune des fleurs pour lui donner dans un quatrain un cadre d’émail, il va contre le génie de son art. Il abdique cette liberté d’arabesque dont il a besoin, cette docilité inquiète à suivre la logique de ses impressions rares. Il n’est pas de continuité qui lui pèse davantage que celle de l’énumération. Il répugne à toutes les figures du développement régulier, mais plus encore à sa forme inférieure qui est la succession mécanique et prévue. Le poème suggéré par ses lectures anglaises reste à l’état de brouillon, la plume paraît s’être cassée sur une strophe avortée. La quatrième détourne presque inconsciemment, après cet échec, le poème dans l’éther mallarméen « de vue et non de vision ». Les lys ne sont pas « une fleur » sur laquelle s’arrête l’imagination. Mais on dirait que, comme les couleurs du prisme dans leur blancheur, sous leur main cueilleuse de gerbes, ils ont réuni l’âme de toutes les fleurs et stylisé l’espace du jardin le soir. C’est le jardin entier qui par eux musicalement s’exhale dans ces quatre vers d’enchantement, et qui, vers l’horizon où la lune flotte, monte en quatre plis de terre vaporisée.