Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nage une série de liaisons. Dans son intérieur la phrase de Mallarmé procède au contraire à coups de coupes. Ce que la période unit, cette phrase criblée de ponctuation le mobilise et le disjoint.

Cette prose n’admet pas un ordre naturel des mots. Elle les prend et les pique, avec un geste de jongleur. La phrase se défait, se refait, ondule en des mots, comme en autant de mouvements brefs et successifs du doigt désignant un aspect. « Audace, cette désaffection, l’unique ; dont rabattre[1]. » La phrase n’est jamais une ligne droite, mais une arabesque. De sorte que dans ce jeu verbal de ballerine exotique paraissent se joindre des extrêmes : la nature d’abord d’une langue monosyllabique comme le chinois, où le sens des monosyllabes ne dépend que de leur place dans la phrase ; puis, par ce caractère de souplesse et d’imprévu, par une faculté d’invention linguistique pas toujours heureuse, mais toujours en éveil, il pousse à sa pointe paradoxale cette plasticité qui est le propre des langues à flexions.

Lui-même Mallarmé s’efforce, avec plus d’ingéniosité que de vérité, de rattacher cette prose à une tradition française. « Un parler, le français, retient une élégance à paraître en négligé et le passé témoigne de cette qualité, qui s’établit d’abord, comme don de race foncièrement exquis ; mais notre littérature dépasse le « genre », correspondance ou mémoires. Les abrupts, hauts jeux d’aile se mireront, aussi : qui les mène perçoit une extraordinaire appropriation de la structure, limpide, aux primitives foudres de la logique. Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes multiples, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions[2]. »

Il ne s’agit pas d’un négligé réel, cursif, comme

  1. La Musique et les Lettres, p. 35.
  2. Divagations, p. 280.