Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celui de Saint-Simon, mais d’un négligé médité, « équilibre supérieur », — une Idée réalisée du négligé, de la pensée toute fraîche, sentant encore la ruche et les fleurs. « Une élégance à paraître en négligé » n’est pas une élégance à être négligé. Mallarmé avec grand travail « fait » une prose qui précisément ne soit pas faite. Ce platonicien fut hanté par l’Idée de la prose comme par l’Idée du vers.

Dans le « Prière d’insérer » de Divagations, il résume son effort en disant qu’il a « simplement exclu les clichés, trouvé un moule propre à chaque phrase et pratiqué le purisme ». Avec ce moule propre à chaque phrase, son poudroiement de coupes, la prose de Mallarmé paraît être à la prose normale, en tant qu’il en existe une, ce qu’est le vers libre au vers régulier. Ce fervent du vers régulier s’est fait un prose-libriste, et cela avec la même logique, le même zèle de « purjsme », opposant à son carmen vinctius un carmen solutius.

Pointe, après tout, encore, paradoxale et outrée d’une vérité esthétique française, d’un principe transmis à notre prose par les bons prosateurs latins[1] et sur lequel insistent longuement Vaugelas et son commentateur Thomas Corneille : éviter toute cadence de vers et en particulier l’alexandrin blanc. Victor Hugo, par sa prose rompue et hachée, en eut le sentiment dans la mesure où il était le Verbe français fait chair. J’ai déjà cité la pièce des Quatre Vents de l’Esprit

Tu te crois Ariel et tu n’es que Vestris.

Quiconque a une oreille française ne peut aller au bout de ces drames en vers blancs, si beaux pourtant de pensée, Monna Vanna ou Joyzette, qui conduisent Mæterlinck sur les traces de la Motte. Et depuis nous avons eu Colas Breugnon. Ainsi cet aspect menu de sable sans ciment, qu’a la prose de Mallarmé,

  1. Cicéron, De oratore, III, 47. Orator 66. Quintilien, de I. O. IX, 4. 72.