Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/35

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regrets sur Mallarmé c’est de n’avoir pas, outre son livre de vers et son livre de prose, ce qu’il peut comporter d’œuvres complètes : le surcroît d’un volume de fragments et d’un volume de correspondance.

Écrire difficilement ne donne pas une raison suffisante à écrire peu. Ce qui manqua à Mallarmé comme à Baudelaire, ce fut, je crois, la variété des sujets qui l’eussent renouvelé. Il ne tirait sa matière poétique que de lui. Or un lyrique, s’il a de l’étoffe, cherche toujours à dépasser le lyrisme. La veine personnelle est en somme courte. Le poète, par un effet simple de la nature humaine, ne tarde pas à avoir suffisamment vécu dans sa personne poétique, ou bien son sens d’artiste lui suggère qu’il n’y trouvera plus rien qui puisse intéresser autrui. Pour les poètes du xixe siècle, le lyrisme ne forme que la moindre partie de leur œuvre : c’est une jeunesse, une prière, une chanson momentanée qui rythme le pas vers les grands genres normaux, épopée et théâtre. Et qu’épopée et théâtre, chez Lamartine, Hugo, comme chez Byron, Shelley, gardent une âme lyrique, cela ne peut se contester ; mais je veux dire que le lyrisme ne suffit pas à faire une destinée poétique étoffée, complète, que, comme le jeune torrent de la montagne, il a pour fin de descendre en un fleuve fertilisateur de plaine, peuplé de reflets humains. Ni Baudelaire, ni Mallarmé n’ont pu sortir d’eux-mêmes. Une part de leur impuissance artistique vient de là, et ils en ont la conscience douloureuse.

Ô mon Dieu, donnez-moi la force nécessaire
Pour contempler mon cœur et mon corps sans dégoût.

« Être un instant ce monsieur qui passe », dit avec le Fantasio de Musset toute poésie saine.

Génie en disponibilité, sa capacité de beaux vers restait sans emploi faute de sujet, et de fait, à partir du moment où Mallarmé arriva à sa pleine lucidité poétique, il n’écrivit guère que des sonnets de circonstance,