Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/372

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teur, par l’Ode, de la beauté dramatique, il existe une caricature moderne, le roman transposé à la scène. Couper un roman en drame, c’est justement dégager du Livre, pour le matérialiser avec plus de brutalité, ce qu’il contient de vulgaire et de pénible ; une aventure, une intrigue, la succession d’événements et le jeu de hasards. « Le parfait écrit récuse jusqu’à la moindre aventure (superposition des pages, comme un coffret, défendant contre le brutal espace une délicatesse reployée infinie et intime de l’être en soi-même)[1] ». Comme le parfait écrit, le Théâtre idéal, efflorescence du pur lyrisme, de l’Ode, exclut, lui aussi, toute aventure matérielle, et le « brutal espace » se trouve, par le décor vivant du ballet, traduit seulement en humanité et en esprit.

De sorte que le théâtre idéal est comme une lecture en commun. Non lecture à haute voix (sinon par accident et pour quelque précision jugée nécessaire), mais lecture toujours intime, ici seulement extériorisée : la scène pareille au livre, et le ballet sur elle comme les images que ce livre exhalait naguère au solitaire lecteur. Le roman mis en scène et le ballet s’opposent alors absolument. Assister au premier, c’est contrarier la lecture du livre qu’il exploite, fixer la souplesse de son rêve sur la figure nette et vulgaire d’interprètes, le réaliser dans l’« espace brutal », abdiquer cette dignité qui fait du lecteur un auteur. « Si notre extérieure agitation choque, en l’écrin de feuillets imprimés, à plus forte raison sur les planches, matérialité dressée dans une obstruction gratuite[2]. » Le ballet idéal est au contraire une lecture des yeux. La scène où il se meut ouvre devant nous, comme des pages, son tournoiement de ballerines. Non comme les vraies pages, passives encore à nos doigts, inertes, et qui mettent sous notre regard, au moment où notre main les tourne et où notre pensée

  1. Divagations, p. 199.
  2. Divagations, p. 198.