Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/46

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mais combien plus un Vigny, un Baudelaire, répugnent à se livrer et à se perdre, gardent, comme une consigne qu’impose quelque obscur honneur, les droits d’une dignité humaine douloureuse, confuse, malgré tout éminente. Et la Maison du Berger des Destinées, le Voyage des Fleurs du Mal, marquent des états de ce conflit. C’est lui que ressent et qu’illustre aussi, en une contraction sèche et paradoxale, outrepassant la sensibilité commune aussi bien que le langage commun, la poésie de Mallarmé.

Le Vinci et le Titien ont disposé à l’arrière-plan de leurs portraits des paysages dont il nous plaît parfois d’évoquer la correspondance avec l’âme de leurs modèles. Derrière tout poète notre imagination développe ainsi et dégrade jusqu’aux lointains de la fantaisie et du songe le paysage qui, surgi de son œuvre, nous paraît lui poser une enveloppe et un fond. La saison de Mallarmé était l’automne, ou mieux la douceur chaude qui l’annonce, cette coupe pleine de miel et d’or que lui tend à regret l’été. « Dans l’année, ma saison favorite ce sont les derniers jours alanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et, dans la journée, l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux[1]

L’Azur nous révèle peut-être sincèrement sa fatigue maladive du « vénéneux printemps[2] ». Et d’ailleurs il ne se singularise pas. Nos poètes, dont la sensibilité se règle un peu sur le climat de Paris, n’ont d’ordinaire chanté le printemps que par imitation classique : la Fête des Fleurs sous le coutumier parapluie. Leur saison c’est l’été, et surtout les beaux automnes de France. Et pour Mallarmé les ciels d’automne n’étaient-ils pas destinés à immobiliser dans une essence de cristal et dans une distillation d’or les idées et le rêve que

  1. Divagations, p. 7.
  2. Divagations, p. 328.