Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/57

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Pour cela, des mots juxtaposés, sans syntaxe presque. (La phrase est : Mais tel fugace oiseau langoureusement longe, si ta jubilation nue, dans l’onde devenue toi, plonge exultatrice[1].)

Mais langoureusement longe pose avec son allitération l’ampleur de la grande courbe reflétée, le geste long et fluide de la nageuse, — puis le cygne garde, comme le linge même qu’elle vient d’ôter, les formes de la femme, — le cygne et la femme fondus dans l’image au point qu’Exultatrice (un grand mot incurvé qui fait jaillir des gerbes d’eau) se rapporte au cygne, — la nageuse aux membres polis, aux mouvements liquides, devenue l’eau même, — jubilation nue, identique à l’impression nue que le poète a essayé de saisir toute vive.

Que tel soit le but, et que le résultat vienne un peu grêle, cela nous éclaire sur le monde d’impossibilités où sa passion de poésie pure menait Mallarmé. Songez aux dessins de Léonard... Comme, à côté du crayon mouvant, sont faibles les efforts d’une poésie qui s’effile et s’exténue pour dépasser sa limite !

Un artiste écarte de ses sensations, quand il s’agit de les exprimer, à la fois ce qui est trop individuel et ce qui est trop banal. Il prend un entre-deux, penchant vers l’un ou vers l’autre selon son tempérament et son talent, et dans l’un ou l’autre sens ondoient bien des détours, jusqu’aux limites qui sont l’inintelligible d’une part, le cliché de l’autre. L’impressionnisme de Mallarmé est une rupture d’équilibre, une fuite vers l’expression de l’individuel. Rupture et fuite parce qu’il lui manque, à un degré paradoxal, ce qui d’ordinaire forme ici un contrepoids, le don oratoire.

  1. On voudra bien remarquer — avec un sourire si possible — que dans la première édition une faute d’impression m’avait conduit à une exégèse inexacte. Le sonnet retombait tout de même, comme un chat, à peu près sur ses pattes. Mais une ombre restait sur lui, et c’est pourquoi je l’appelais : un faux sonnet « que j’aime peu ». Je l’aime maintenant autant que les autres, et je raye les quatre mots malencontreux.