Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/56

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paraît pas immédiate, si elle prend un aspect un peu transposé et contourné, c’est précisément que le poète l’a souhaitée trop immédiate, qu’il a voulu la réduire à son essence, en éliminer tout terme de développement. Par les assemblages de mots les plus inquiétants de Mallarmé, se traduit quelque impression momentanée, très ténue, qui s’est imposée à lui, et qu’à son tour il essaye de nous imposer, trop ingénument confiant dans la ductilité de notre imagination. Ainsi celles qu’il y a lieu de suivre du Toast Funèbre dans la Prose, celles du Tombeau de Baudelaire, la plume de la toque dans Un Coup de Dés. Voici un exemple pris à un faux-sonnet, une de ces gageures qui scandalisèrent.

Quelconque une solitude
Sans le cygne ni le quai...

Mais langoureusement longe
Comme de blanc linge ôté
Tel fugace oiseau si plonge
Exultatrice à côté.

Dans l’onde toi devenue
Ta jubilation nue.

(Ces huit vers formant une image qui peut se détacher, je laisse les six autres.)

Succession de mots incohérents, dira-t-on. Vous avez donc du temps à perdre ? — Pourquoi pas ? En tout cas voici sans doute ce qu’a voulu faire Mallarmé. Une baigneuse nue, à la campagne, lui rend l’impression de lignes qu’en telle ville (Bruges peut-être ou quelque coin de Paris) lui donnèrent, le long de l’eau, un quai fusant de pierre et la gracilité d’un cygne. Et les six derniers vers ont pour objet de faire recomposer au lecteur, en une sorte, à la fois, d’Idée de la blancheur et d’impression de blancheur, ces trois groupes confondus de lignes, métaphores chacun à chacun, du quai, du cygne, de la baigneuse.