Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/62

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l’existence[1] ». Mallarmé s’intéressa, comme les jeunes gens, à ces vieilleries qui trouvent leur prix dans un style curieux de transition entre le naturalisme et le symbolisme. Il ne faut pas oublier que c’est sous l’invocation de des Esseintes que Mallarmé met la Prose où se formule son Art Poétique.

Il remercie ainsi des Esseintes du goût que celui-ci témoigna pour Hérodiade, muse de l’art baudelairien, madone diabolique de la stérilité, beauté inaccessible que l’on ne touche point sans l’annuler.

                                  Conte moi
Quel sûr démon te jette en ce sinistre émoi,

Ce baiser, ces parfums offerts, et le dirai-je ?
Ô mon cœur, cette main encore sacrilège,
Car tu voulais, je crois, me toucher, sont un jour
Qui ne finira pas sans malheur sur la tour...

On évoque l’apostrophe des Fleurs du Mal.

Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,
Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle.

Chez Baudelaire, le goût est parallèle de l’artificiel dans l’amour, de la création consciente et savante dans la poésie. Il regardait comme l’honneur suprême du poète de réaliser exactement ce qu’il avait voulu. De même ce que Mallarmé cherche, par l’artificiel et par delà l’artificiel, en Parnassien ici logique, c’est une concrétion suprême et fixe de durée. Il ne conçoit en art de réalité supérieure et dernière que refaite, rectifiée, par des distillations successives, et j’ai indiqué le biais par où cette tendance se combine avec une poésie impressionniste. Il envisage la littérature ordinaire, la syntaxe de tous, la somme de clichés dont nous vivons, comme il regarde la femme naturelle, sorte de vin commun par delà lequel son imagination évoque la liqueur d’or, l’es-

  1. Phalange du 15 janvier 1900, p. 581.