Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/71

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vance ou une conscience. Et tout cela, pourtant, depuis l’imprimerie, tend, avec la nécessité fatale de la graine qui germe, vers le Livre, désormais étranger et qui marche dans son destin propre. Le Pauca meæ des Contemplations est un Multa omnibus. Dans le tombeau d’une femme aimée, un poète anglais plaça sans en garder de copie et pour le clore seulement sous les ailes repliées de l’Amour et de la Mort le livre de poèmes qu’elle avait inspiré. Défi de la poésie au poète, vite relevé. Il dut plus tard ouvrir le cercueil, redemander à la mort son chant, le publier...

Il semble que Mallarmé ait écrit non pour des lecteurs, mais pour un lecteur abstrait, qui lui ressemblait comme un frère. Il lui eût suffi que tout son public littéraire tînt, le mardi, dans son salon. Mais le tabac encore n’était-il pas là pour l’en séparer par la fumée, pour mettre autour de lui une atmosphère de distance où il restait seul avec ce lecteur, le confrontant, avec ironie peut-être, à quelques visages[1] ?

Ce lecteur qui lui suffisait, et qui peut-être ne pouvait se réaliser sans se détruire, il lui plaisait que ce fût une lectrice, celle avec qui, dans les causeries de la Dernière Mode, il essayait déjà de s’entretenir.

Nous fûmes deux, je le maintiens.

Est-ce contre autrui ? Je crois bien qu’il le maintient contre lui-même, contre le doute qui déniait l’intelligence à l’aimée.

  1. Cette phrase de Bernard Lazare est certainement erronée. « Que sans avoir entendu Stéphane Mallarmé exposer la glose de l’Après-Midi d’un Faune ou de la Prose pour des Esseintes, on en puisse pénétrer les infinis détails, les mille sens cachés et superposés, cela est peu probable et ce sont là des joies réservées aux seuls initiés. » (Figures contemporaines, p. 248). L’auteur a d’ailleurs soin de ne pas dire formellement s’il fut un de ces « initiés ». En réalité, jamais Mallarmé ne donna une glose d’un de ses poèmes, « ennemi évident, m’écrit M. Paul Valéry, qu’il était de toute explication ; sensible à l’ombre même d’un pédant ».