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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/119

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n’est jamais tout à fait à nos coudes. L’épaisseur du bois n’est pas juste à notre porte, non plus que l’étang, mais il est toujours quelque peu d’éclaircie, familière et par nous piétinée, prise en possession et enclose de quelque façon, et réclamée de la Nature. À quoi dois-je de me voir abandonné par les hommes cette vaste étendue, ce vaste circuit, quelques milles carrés de forêt solitaire, pour ma retraite ? Mon plus proche voisin est à un mille de là, et nulle maison n’est visible que du sommet des collines dans le rayon d’un demi-mille de la mienne. J’ai tout à moi seul mon horizon borné par les bois ; d’un côté un aperçu lointain du chemin de fer, là où il touche à l’étang, et de l’autre la clôture qui borde la route forestière. Mais en grande partie c’est aussi solitaire là où je vis que sur les prairies. C’est aussi bien l’Asie ou l’Afrique que la Nouvelle-Angleterre. J’ai, pour ainsi dire, mon soleil, ma lune et mes étoiles, et un petit univers à moi seul. La nuit jamais un voyageur ne passait devant ma maison, ni ne frappait à ma porte, plus que si j’eusse été le premier ou dernier homme, à moins que ce ne fût au printemps, où, à de longs intervalles, il venait quelques gens du village pêcher le silure-chat – qui pêchaient évidemment beaucoup plus dans l’étang de Walden de leurs propres natures, et appâtaient leurs hameçons de ténèbres – mais ils ne tardaient pas à battre en retraite, d’habitude le panier peu garni, pour abandonner « le monde aux ténèbres et à moi »[1], et jamais le cœur noir de la nuit n’était profané par nul voisinage humain. Je crois que les hommes ont en général encore un peu peur de l’obscurité, malgré la pendaison de toutes les sorcières, et l’introduction du christianisme et des chandelles.

Encore l’expérience m’a-t-elle appris quelquefois que la société la plus douce et tendre, la plus innocente et encourageante, peut se rencontrer dans n’importe quel objet naturel, fût-ce pour le pauvre misanthrope et le plus mélancolique des hommes. Il ne peut être de mélancolie tout à fait noire pour qui vit emmi la Nature et possède encore ses sens. Jamais jusqu’alors n’y eut telle tempête, mais à l’oreille saine et innocente ce n’était que musique éolienne. Rien ne peut contraindre justement homme simple et vaillant à une tristesse vulgaire. Pendant que je savoure l’amitié des saisons j’ai conscience que rien ne peut faire de la vie un fardeau pour moi. La douce pluie qui arrose mes haricots et me retient au logis aujourd’hui n’est ni morne ni mélancolique, mais bonne pour moi aussi. M’empêche-t-elle de les sarcler, qu’elle l’emporte en mérite sur le travail de mon sarcloir. Durât-elle assez longtemps pour faire se pourrir les semences dans le sol et pour détruire les pommes de terre en terrain bas, qu’elle serait encore bonne pour l’herbe sur les plateaux, et qu’é-

  1. Allusion à la célèbre élégie de Thomas Gray : Dans un cimetière de campagne.