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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/120

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tant bonne pour l’herbe elle serait bonne pour moi. Parfois, si je me compare aux autres hommes, c’est comme si j’étais plus favorisé qu’eux par les dieux, par-delà tout mérite à ma connaissance – comme si je tenais de leur faveur une garantie et une sécurité dont sont privés mes semblables, et me trouvais l’objet d’une direction et d’une protection spéciales. Je ne me flatte pas, mais s’il est possible, ce sont eux qui me flattent. Je ne me suis jamais senti solitaire, ou tout au moins oppressé par un sentiment de solitude, sauf une fois, et cela quelques semaines après ma venue dans les bois, lorsque, l’espace d’une heure, je me demandai si le proche voisinage de l’homme n’était pas essentiel à une vie sereine et saine. Être seul était quelque chose de déplaisant. Mais j’étais en même temps conscient d’un léger dérangement dans mon humeur, et croyais prévoir mon rétablissement. Au sein d’une douce pluie, pendant que ces dernières pensées prévalaient, j’eus soudain le sentiment d’une société si douce et si généreuse en la Nature, en le bruit même des gouttes de pluie, en tout ce qui frappait mon oreille et ma vue autour de ma maison, une bienveillance aussi infinie qu’inconcevable tout à coup comme une atmosphère me soutenant, qu’elle rendait insignifiants les avantages imaginaires du voisinage humain, et que depuis jamais plus je n’ai songé à eux. Pas une petite aiguille de pin qui ne se dilatât et gonflât de sympathie, et ne me traitât en ami. Je fus si distinctement prévenu de la présence de quelque chose d’apparenté à moi, jusqu’en des scènes que nous avons accoutumé d’appeler sauvages et désolées, aussi que le plus proche de moi par le sang comme le plus humain n’était ni un curé ni un villageois, que nul lieu, pensai-je, ne pouvait jamais plus m’être étranger.

« Mourning untimely consumes the sad ;
Few are their days in the land of the living,
Beautiful daughter of Toscar.[1]».

Parmi mes heures les plus agréables je compte celles durant lesquelles avaient lieu, au printemps et à l’automne, les longs orages qui me confinaient dans la maison pour l’après-midi aussi bien que l’avant-midi, bercé par leur grondement et leur assaut incessants ; lorsqu’un crépuscule prématuré était l’avant-coureur d’un long soir au cours duquel maintes pensées avaient le temps de prendre racine et de se développer. Durant ces pluies chassantes


  1. La douleur avant le temps consume les tristes ;
    Rares leurs jours au pays des vivants,
    Charmante fille de Toscar.
    ________Ossian.