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PRÉFACE


En octobre 1913 j’allai parler à André Gide d’un livre écrit en langue anglaise, paru en Amérique vers 1854, alors récemment venu à ma connaissance, livre qu’il me semblait expédient de faire lire à nos compatriotes.

Il est grave de prendre seul la responsabilité qui consiste à affirmer le premier à son pays la valeur d’une œuvre étrangère. J’ai connu l’hésitation autour de moi, et parmi les esprits les plus avertis au regard de la littérature, à admirer les Livres de la Jungle aussi bien que l’œuvre subséquent de Rudyard Kipling. J’ai, durant des années, emporté dans mon bagage, au cours de mes déplacements, une large photographie de la Création de l’Homme de la Sixtine, pour la clouer partout à mon chevet, dans le temps que je traduisais les Feuilles d’Herbe, par là m’assurer que je ne m’abusais pas, que les deux hommes, Walt Whitman et Michel Ange, étaient deux sommets d’égale altitude. Ignorant alors que je serais devancé par Léon Bazalgette. Il s’agissait maintenant d’un second Américain, contemporain de Walt Whitman, animé comme lui du souffle de vérité qui semble avoir passé sur les États-Unis au moment où allait être résolue à jamais la question de l’esclavage nègre. Tous deux issus de Ralph Waldo Emerson, leur aîné d’une quinzaine d’années. Ce nouvel écrivain, dont je croyais devoir interpréter l’œuvre, était Henry David Thoreau, et l’œuvre avait pour titre Walden, ou la Vie dans les Bois.

Or, incident qui me paraît valoir d’être ici mentionné, André Gide, avant que j’eusse prononcé nom d’auteur ni titre d’ouvrage, mais sur la nature du bien que je lui disais des deux, sourit, porta la main à sa poche, en tira un livre, qu’il me tendit. C’était Walden, et il en avait, me dit-il, entrepris la traduction quelques jours auparavant. Nous nous rencontrions à un carrefour. Mon instinct devenait certitude. En l’aimable fraternité que nous lui connaissons, et sachant que je m’étais fait métier de donner à notre pays la version de ce que je sentais lui être profitable, il m’abandonna généreusement le privilège de traduire Walden. Je l’en remercie publiquement ici. Je viens de vivre sept années en communion parfaite avec la pensée de Henry David Thoreau, sept années, oui, j’ose le dire, si hauts sont les sommets dont il