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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/14

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s’agit, sept années au dessus de la mêlée, parfois peut-être non sans effort ni lutte intérieure, dans le silence de la solitude, pour ne pas y descendre, mais au cours desquelles toujours en moi a triomphé le sentiment que mon devoir, puisque je ne me trouvais pas appelé sur la première ligne du front de bataille, était de traduire ce livre pour la France, pour la France destinée peut-être en sa mission dans le monde à faire de cette source pure encore un fleuve, un fleuve, celui-ci, débordant de sagesse et d’amour de la vie. Années où aidé des leçons de la guerre j’ai mis, en ce qui me concerne, l’esprit du livre en pratique, et, ce faisant, ai conquis le bonheur, bonheur tel, que, pour rappeler une citation de l’auteur de Walden, l’ennemi vînt-il à prendre la ville, j’en sortirais, il se peut, nu, mais ce bonheur entier dans les bras.

Si l’on me demande qui est Henry David Thoreau, habitué que l’on est, en un fâcheux pharisaïsme, beaucoup plus à se montrer curieux de la personnalité ou des faits et gestes du sage, voire l’adorer, sinon adorer ses vieux ustensiles, qu’à mettre en pratique ses enseignements ou l’imiter d’exemple, je répondrai que, arrière-petit-fils du Français Philippe Thoreau, qui avait émigré de l’île de Jersey à Boston, mais pourvu du côté des femmes de bonne part de sang écossais, il naquit à Concord, Massachusetts, le 12 juillet 1817. De taille moyenne, paraît-il, il avait le visage vermeil de ceux qui aiment sentir sur la joue le baiser du grand air, des yeux bleu-gris sous des cheveux bruns, et le puissant nez émersonien. Il fit ses premières études à l’école de Concord, et plus tard, en 1837, grâce à l’affection de sa sœur Helen, elle-même maîtresse d’école, et à qui il dut en grande partie son éducation, put prendre son degré à l’Université de Harvard, avec d’excellentes notes. Durant, comme immédiatement après ces dernières années d’étude, il s’adonna, lui aussi, à l’enseignement, et de bonne heure fit des conférences au Concord Lyceum. Puis il prit part à l’industrie de son père, lequel fabriquait des crayons, à l’amélioration desquels tout de suite il contribua, les amenant à un degré de perfection tel qu’à cet égard la fortune lui était assurée d’ores et déjà, si aux félicitations de ses amis il n’eût répondu qu’il ne fabriquerait pas un crayon de plus. Lui-même dira qu’il entreprit bien des métiers, et toujours d’humbles métiers, surtout des métiers de plein air. Il réussit dans tous. Il faisait bien ce qu’il faisait, honnête en tout, et, au premier chef, vis-à-vis de soi. « Ne plantez pas un clou », dit-il, « que vous éveillant la nuit vous ne ressentiez le contentement de votre œuvre. »

C’est en 1845 qu’il bâtit de ses mains sa fameuse cabane au bord de l’étang de Walden. Il contera ici les jours qu’il y passa. Ils sont de telle qualité que la vie humaine de la sorte vécue peut enfin être prise pour un bienfait de la Nature. « Je n’entends pas écrire une ode à la dépression, dit-il, mais