Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/140

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de nouveaux yeux de petit enfant. C’est presque la même herbe de la Saint-Jean qui jaillit de la même perpétuelle racine en cette pâture, et voici qu’à la longue ce paysage fabuleux de mes rêves infantiles, j’ai contribué à le revêtir, et que l’un des résultats de ma présence comme de mon influence se voit dans ces feuilles de haricots, ces feuilles de maïs, ces sarments de pommes de terre.

Je plantai deux acres et demi environ de plateau ; et comme il n’y avait guère plus de quinze ans que le fonds était défriché, qu’en outre j’avais moi-même extirpé deux ou trois cordes de souches, je ne lui donnai aucun engrais ; mais au cours de l’été il apparut aux têtes de flèches que je mis au jour en sarclant, qu’un peuple éteint avait anciennement habité là, semé du maïs et des haricots avant l’arrivée des hommes blancs pour défricher le pays, et de la sorte épuisé le sol jusqu’à un certain point au regard de ce même produit-ci.

Avant que marmotte ou écureuil eût encore traversé la route, ou que le soleil passât au-dessus des chênes arbrisseaux, alors que toute la rosée était là, quoique les fermiers m’eussent mis en garde contre elle – je vous conseillerais de faire tout votre ouvrage si possible quand la rosée est là, – je me mettais à rabattre l’orgueil des hautaines rangées d’herbe dans mon champ de haricots, et à leur jeter de la poussière sur la tête. De grand matin j’étais au travail, pieds nus, barbotant comme un artiste plastique dans le sable humecté de rosée et croulant, mais plus tard dans la journée le soleil me couvrait les pieds d’ampoules. Ainsi le soleil m’éclairait-il pour sarcler des haricots, tandis que j’arpentais lentement d’arrière en avant et d’avant en arrière ce plateau jaune et sablonneux, entre les longs rangs verts, de quinze verges, aboutissant d’un côté à un taillis de chênes arbrisseaux où je pouvais me reposer à l’ombre, et de l’autre à un champ de ronces dont les mûres vertes avaient foncé leurs teintes dans le temps que je m’étais livré à un nouveau pugilat. Enlever les mauvaises herbes, mettre du terreau frais au pied des tiges de haricots, et encourager cette herbe que j’avais semée, faire au sol jaune exprimer sa pensée d’été en feuilles et fleurs de haricots plutôt qu’en absinthe, chiendent et millet, faire à la terre dire des haricots au lieu de gazon, – tel était mon travail journalier. Recevant peu d’aide des chevaux ou du bétail, des hommes ou des jeunes garçons à gages, des instruments d’agriculture perfectionnés, j’étais beaucoup plus lent et devins beaucoup plus intime avec mes haricots qu’il n’est d’usage. Mais le labeur des mains, même poussé au point de devenir corvée, n’est peut-être jamais la pire forme de paresse. Il possède une constante et impérissable morale, et pour l’homme instruit il produit un résultat classique. Très agricola