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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/142

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fermier si le vôtre n’était ici. Dans le temps que vous semez la graine, elle crie : « Mets-la là, mets-la là, – couvre-la bien, couvre-la bien, – tire dessus, tire dessus, tire dessus. » Mais il ne s’agissait pas de maïs, aussi était-elle à l’abri d’ennemis de son espèce. Il se peut que vous vous demandiez ce que son radotage, ses prouesses de Paganini amateur sur une corde ou sur vingt, ont à faire avec vos semailles, et toutefois préfériez cela aux cendres de lessive ou au plâtre. C’était une sorte d’engrais de surface à bon marché en lequel j’avais foi entière.

En étendant avec mon sarcloir un terreau encore plus frais autour des rangs, je troublais les cendres de peuples sans mention dans l’histoire, qui vécurent sous ce ciel au cours des années primitives, et leur petit attirail de guerre comme de chasse se voyait amené à la lumière de ce jour moderne. Il gisait là pêle-mêle avec d’autres pierres naturelles, dont quelques-unes portaient la trace du feu des Indiens, et d’autres du feu du soleil, aussi avec des débris de poterie et de verre apportés par les récents cultivateurs du sol. Lorsque mon sarcloir tintait contre les pierres, la musique en faisant écho dans les bois et le ciel, était à mon labeur un accompagnement qui livrait une immédiate et incommensurable récolte. Ce n’était plus des haricots que je sarclais ni moi qui sarclais des haricots ; et je me rappelais avec autant de pitié que d’orgueil, si seulement je me les rappelais, celles de mes connaissances qui étaient allées à la ville assister aux oratorios. Le chordeille tournait là-haut dans les après-midi ensoleillés – car il m’arrivait parfois d’y consacrer la journée – comme un point noir dans l’œil, ou dans l’œil du ciel, tombant de temps à autre d’un coup et avec le même bruit que si les cieux se fussent fendus, déchirés à la fin en vraies loques et lambeaux, encore que restât une voûte sans fêlure ; petits démons qui remplissent l’air et déposent leurs œufs soit à terre sur le sable nu, soit sur les rocs à la cime des monts, où rares sont ceux qui les trouvèrent ; gracieux et délicats comme des rides saisies à l’étang, ainsi des feuilles sont-elles enlevées par le vent pour flotter dans les cieux ; tant il est de parenté dans la Nature. Le chordeille est le frère aérien de la vague qu’il survole et surveille, ces ailes siennes, parfaites et gonflées d’air, répondant aux ailerons rudimentaires et sans plumes de l’onde. Ou bien il m’arrivait d’épier deux buses en leur vol circulaire dans les hauteurs du ciel, s’élevant et descendant alternativement, s’approchant l’une de l’autre pour se délaisser, symbole de mes pensées. Ou j’étais attiré par le passage de pigeons sauvages de ce bois-ci à ce bois-là, en un léger et frémissant battement d’ailes et la hâte du messager ; ou de dessous une souche pourrie mon sarcloir retournait une salamandre gourde, prodigieuse, étrange, vestige d’Égypte et du Nil, encore