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LE VILLAGE


Après avoir sarclé, ou peut-être lu et écrit, dans la matinée, je prenais d’ordinaire un second bain dans l’étang, traversant à la nage quelqu’une de ses criques comme épreuve de distance, lavais ma personne des poussières du labeur, ou effaçais la dernière ride causée par l’étude, et pour l’après-midi étais entièrement libre. Chaque jour ou sur un jour d’intervalle j’allais faire un tour au village, entendre quelqu’un des commérages qui là sans cesse vont leur train, en passant de bouche en bouche, ou de journal à journal, et qui, pris en doses homéopathiques, étaient, il faut bien le dire, aussi rafraîchissants, à leur façon, que le bruissement des feuilles et le pépiement des grenouilles. De même que je me promenais dans les bois pour voir les oiseaux et les écureuils, ainsi me promenais-je dans le village pour voir les hommes et les gamins ; au lieu du vent parmi les pins j’entendais le roulement des charrettes. Dans certaine direction en partant de ma maison une colonie de rats musqués habitait les marais qui bordent la rivière ; sous le bouquet d’ormes et de platanes à l’autre horizon était un village de gens affairés, aussi curieux pour moi que des marmottes de prairie, chacun assis à l’entrée de son terrier, ou courant chez un voisin, en mal de commérages. Je m’y rendais fréquemment pour observer leurs habitudes. Le village me semblait une grande salle de nouvelles ; et sur un côté, pour le faire vivre, comme jadis chez Redding & Company dans State Street[1], ils tenaient noix et raisins, ou sel et farine, et autres produits d’épicerie. Certains manifestent un tel appétit pour la première denrée – c’est-à-dire les nouvelles – et de si solides organes digestifs, qu’ils sont en mesure de rester éternellement assis sans bouger dans les avenues publiques à la laisser mijoter et susurrer à travers eux comme les vents Étésiens, ou comme s’ils inhalaient de l’éther, lequel ne produit que torpeur et insensibilité à la souffrance, – autrement serait-il souvent pénible d’entendre – sans affecter la connaissance. Je ne manquais presque jamais, en déambulant à travers le village, de voir un rang de ces personnages d’élite, soit assis sur une échelle, en train de se chauffer au soleil, le corps incliné en avant et les yeux prêts à jouer de temps en temps à droite et à gauche le long de la ligne, avec une expression de volupté, soit appuyés contre une grange les mains dans les poches, à la façon de cariatides, comme pour l’étayer. Se tenant généralement en plein air, rien ne leur échap-

  1. La rue des banquiers et des agents de change de Boston.