Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/15

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chanter victoire aussi vigoureusement que Chanteclerc au matin, debout sur son perchoir, quand ce ne serait que pour réveiller mes voisins. »

Que restait-il encore d’artificiel en l’esprit de Robert-Louis Stevenson, lorsqu’il osait traiter Henry David Thoreau de « skulker », c’est-à-dire de poltron, d’homme qui se cache, qui évite, qui s’évade, alors qu’en ces années où Thoreau subvint de ses seules mains aux besoins de son existence il avait au contraire assumé toutes les responsabilités humaines et donné la mesure d’un courage dont peu d’hommes fournirent jamais la preuve ? « Son aventure n’était pas une évasion », dit Waldo Franck. « Il se retirait provisoirement, non pour échapper aux hommes, mais pour établir l’Homme. » C’est Robert-Louis Stevenson qui, parlant encore de Henry David Thoreau, dit ironiquement, en Anglais qui ne veut avec entêtement ajouter foi à la valeur d’un Américain, et en romantique attardé : « Il n’est pas donné à tous de témoigner si clairement de l’heur de leur destin, car ce monde-ci en lui-même n’est qu’un pénible et incommode lieu de résidence. » Sans doute, ce monde tel justement que l’ont fait les hommes qui ne traitent pas avec la vérité comme a traité l’auteur de Walden, lequel eût-il été malingre et invalide comme Stevenson, aurait, lui, adressé quelque cantique à son frère le Mal, à sa sœur la Souffrance. Ainsi, d’un côté, celui qui trouve ce monde-ci « un pénible et incommode lieu de résidence », et ne veut admettre la pensée de l’améliorer ; de l’autre, celui qui « chante victoire aussi vigoureusement que Chanteclair au matin » et livre le secret d’être heureux. À l’humanité de choisir. Je dois ajouter, toutefois, que plus tard Stevenson retira l’épithète de « skulker ». Mais qu’importe l’opinion de ce parfait écrivain de romans d’aventures sur Henry David Thoreau ? Demandez seulement à Rudyard Kipling combien de ses propres pages vivent du souffle de Walden. Je n’ose le faire, mais je sens bien la chose. Walden suffit à affirmer sa propre maîtrise sur toutes autres productions du cerveau humain. Ici, non pas les méandres de philosophies qui veulent prouver l’improuvable, inventent de toutes pièces des paradis ou des enfers pour âmes faibles, calculent que deux et deux font quatre, quand deux et deux font cinq, prétendent à du génie pour être de première force au jeu d’échecs. Non, le simple instinct doublé de la raison presque enfantine, et par là combien supérieure, parce que plus près de Dieu, de Christophe Colomb. L’instinct de ceux qui travaillent chaque jour à s’élever au point qu’ils arrivent à prendre contact avec la divinité, et connaître ce qui sera tout aussi bien que ce qui a été. Je ne sache pas de pensée qui s’identifie davantage au conseil que pourrait donner la divinité elle-même, que celle-ci formulée par l’auteur de Walden : « Prête-t-on l’oreille aux plus intimes mais constantes inspirations de son génie, qui certainement sont