Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/157

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la glace recevant la chaleur du soleil que réverbère le fond, et que transmet en outre la terre, se dissout la première et forme un étroit canal tout autour du milieu encore gelé. Comme le reste de nos eaux, lorsqu’elles sont fortement agitées, en temps clair, de telle sorte que la surface des vagues puisse refléter le ciel à angle droit, ou parce que plus de lumière se mêle à lui, il paraît, à petite distance, d’un bleu plus sombre que le ciel même ; or, à tel moment, me trouvant à sa surface, et divisant mon rayon visuel de façon à voir la réflexion, j’ai discerné un bleu clair sans tache et indescriptible, tels qu’en donnent l’idée les soies moirées ou changeantes et les lames d’épée, plus céruléen que le ciel même, alternant avec le vert sombre et originel des côtés opposés des vagues, qui ne paraissait que bourbeux en comparaison. C’est un bleu verdâtre et vitreux, si je me rappelle bien, comme ces lambeaux de ciel d’hiver qu’on voit par des éclaircies de nuages à l’ouest avant le coucher du soleil. Encore qu’un simple verre de son eau présenté à la lumière soit aussi incolore qu’une égale quantité d’air. C’est un fait bien connu qu’une plaque de verre aura une teinte verte, due, comme disent les fabricants, à son « corps », alors qu’un petit morceau du même sera incolore. De quelle ampleur faudrait-il que soit un corps de l’eau de Walden pour refléter une teinte verte, je n’en ai jamais fait l’expérience. L’eau de notre rivière est noire ou d’un brun très sombre pour qui la regarde directement de haut en bas, et, comme celle de la plupart des étangs, impartit au corps de qui s’y baigne une teinte jaunâtre ; mais cette eau-ci est d’une pureté si cristalline que le corps du baigneur paraît d’un blanc d’albâtre, moins naturel encore, lequel, étant donné que les membres se trouvent avec cela grossis et contournés, produit un effet monstrueux, propre à fournir des sujets d’étude pour un Michel-Ange.

L’eau est si transparente qu’on en peut aisément distinguer le fond à vingt-cinq ou trente pieds de profondeur. En ramant dessus, on voit à nombre de pieds au-dessous de la surface les troupes de perches et de vairons, longs peut-être seulement d’un pouce, quoiqu’on reconnaisse sans peine les premiers à leurs barres transversales, et on les prendrait pour des poissons ascètes capables de trouver là une subsistance. Une fois, en hiver, il y a pas mal d’années, je venais de tailler des trous dans la glace pour prendre du brocheton, quand, en remettant le pied sur la rive, je rejetai ma hache sur la surface polie ; or, comme si quelque mauvais génie l’eût dirigée, elle s’en alla glisser après un parcours de quatre ou cinq verges tout droit dans l’un des trous, en un point où l’eau avait vingt-cinq pieds de profondeur. Par curiosité je me couchai sur la glace et regardai par le trou, où je finis par apercevoir la hache un peu sur le côté, reposant sur la tête, le manche debout,