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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/90

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fonds dormants je vous assure. Et peu d’années s’écoulent sans qu’on n’en couche un nouveau tas sur lequel encore on roule ; de telle sorte que si quelques-uns ont le plaisir de passer sur un rail, d’autres ont l’infortune de se voir passer dessus. Et s’il arrive qu’on passe sur un homme qui marche en son sommeil, « dormant » surnuméraire dans la mauvaise position, et qu’on le réveille, voilà qu’on arrête soudain les wagons et pousse des cris de paon, comme s’il s’agissait d’une exception. Je suis bien aise de savoir qu’il faut une équipe d’hommes par cinq milles pour maintenir les « dormants » en place et de niveau dans leurs lits tels qu’ils sont ; car c’est signe qu’ils peuvent à quelque jour se relever.

Pourquoi vivre avec cette hâte et ce gaspillage de vie ? Nous sommes décidés à être réduits par la faim avant d’avoir faim. Les hommes déclarent qu’un point fait à temps en épargne cent, sur quoi les voilà faire mille points aujourd’hui pour en épargner cent demain. Du travail ! nous n’en avons pas qui tire à conséquence. Ce que nous avons, c’est la danse de Saint-Guy, sans possibilité, je le crains, de nous tenir la tête tranquille. M’arrivât-il seulement de donner quelques branles à la corde de la cloche paroissiale, comme pour sonner au feu, c’est-à-dire sans laisser reposer la cloche, qu’il n’y aurait guère d’homme sur sa ferme aux environs de Concord, malgré cette foule d’engagements qui lui servirent tant de fois d’excuse ce matin, ni de gamin, ni de femme, dirai-je presque, pour ne pas tout planter là et suivre la direction du son, non point tant dans le but de sauver des flammes un bien quelconque, que, faut-il confesser la vérité ? dans celui surtout de le voir brûler, puisque brûler il doit, et que ce n’est pas nous, qu’on le sache, qui y avons mis le feu, – ou dans celui de le voir éteindre, et d’être pour quelque chose dans cette extinction, si l’ouvrage est tant soit peu bien fait ; oui, s’agît-il de l’église paroissiale elle-même. À peine un homme fait-il un somme d’une demi-heure après dîner, qu’en s’éveillant il dresse la tête et demande : « Quelles nouvelles ? » comme si le reste de l’humanité s’était tenu en faction près de lui. Il en est qui donnent l’ordre de les réveiller toutes les demi-heures, certes sans autre but ; sur quoi en guise de paiement ils racontent ce qu’ils ont rêvé. Après une nuit de sommeil les nouvelles sont aussi indispensables que le premier déjeuner. « Dites-moi, je vous prie, n’importe ce qui a pu arriver de nouveau à quelqu’un, n’importe où sur ce globe ? » – puis on lit par-dessus café et roulette qu’un homme a eu les yeux désorbités[1] ce matin sur le fleuve Wachito ; sans songer un instant qu’on vit dans la ténèbre de l’insondable grotte de mammouth qu’est ce monde, et qu’on ne possède soi-même que le rudiment d’un œil.

  1. Supplice alors pratiqué par les habitants de cette région.