Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/145

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voisines, et se hâtèrent de monter sur leurs vaisseaux ; mais ils emportèrent les dépouilles qu’ils avaient faites et leurs morts, excepté deux qu’ils n’avaient pu trouver. Ils gagnèrent les îles voisines, et de là firent demander et obtinrent la permission d’enlever les deux corps qu’ils avaient laissés. Les Péloponnésiens avaient perdu dans ce combat deux cent douze hommes, et les Athéniens un peu moins de cinquante.

XLV. Ceux-ci quittèrent les îles, et se portèrent le même jour à Crommyon, dans la campagne de Corinthe, à cent vingt stades de cette ville[1]. Ils y prirent terre, ravagèrent les champs, et y restèrent campés pendant la nuit. Le lendemain, ils voguèrent d’abord vers l’Épidaurie, y firent une descente, et passèrent à Méthone, entre Épidaure et Trézène. Ils s’emparèrent de l’isthme qui tient à la Chersonèse où est située Méthone, travaillèrent à la fortifier, et y mirent garnison. De là ils portèrent le ravage dans les champs de Trézène, d’Halia et d’Épidaure ; et après avoir fini les fortifications, ils s’en retournèrent sur leur flotte.

XLVI. Pendant que ces événemens se passaient, Eurymédon et Sophocle partirent de Pylos pour la Sicile avec la flotte d’Athènes, et arrivèrent à Corcyre. Ils se joignirent aux Corcyréens de la ville pour attaquer la faction qui, après les troubles, s’était retirée sur le mont Istone, s’y était établie, dominait sur la campagne et y faisait un grand dégât. Le fort qui servait d’asile à ces bannis, fut battu et emporté, mais les hommes parvinrent à se sauver en foule sur une hauteur ; là ils capitulèrent et convinrent de livrer leurs troupes auxiliaires, de rendre les armes et de s’abandonner au jugement du peuple d’Athènes. Ils reçurent la parole des généraux, qui les transportèrent dans l’île de Ptychie, où ils devaient être gardés jusqu’à leur transport à Athènes ; mais si l’un d’eux était pris en essayant de s’évader, la convention était annulée pour tous. Les chefs de la faction populaire, craignant que les Athéniens ne laissassent la vie à ces malheureux, leur tendirent un piège : ce fut d’en tromper quelques-uns en subornant un petit nombre de leurs amis qu’ils leur firent passer ; ils étaient chargés de leur dire, comme par bienveillance, qu’ils n’avaient d’autre parti à prendre que celui de la fuite la plus prompte, qu’eux-mêmes leur fourniraient un bâtiment ; mais que s’ils restaient, les généraux d’Athènes les allaient livrer au peuple de Corcyre.

XLVII. Ils donnèrent dans le piège ; le vaisseau était prêt, mais ils furent arrêtés au moment de leur départ, et des lors la convention fut rompue. Les généraux ne secondèrent pas faiblement cette intrigue ; ce furent eux qui fournirent le prétexte de la tramer et l’assurance qu’on pouvait s’y livrer sans crainte, en laissant connaître que, près de partir pour la Sicile, ils ne voudraient pas que d’autres conduisissent les prisonniers à Athènes et s’attribuassent l’honneur de ce qu’eux-mêmes avaient fait. Les Corcyréens renfermèrent ces infortunés dans un grand édifice, et les en retirant par vingtaine à la fois, ils les conduisaient attachés les uns aux autres entre deux haies d’hoplites, qui frappaient et perçaient ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis. Des hommes armés de fouets hâtaient la marche des malheureux qui s’avançaient trop lentement.

XLVIII. Soixante furent ainsi emmenés et exécutés, sans que ceux qui étaient dans le bâtiment se doutassent de leur sort ; ils les croyaient transférés dans quelque autre prison ; mais enfin, mieux instruits, ils implorèrent les Athéniens et les prièrent de leur donner eux-mêmes la mort, s’ils voulaient qu’ils périssent. Ils refusaient de quitter l’endroit où ils étaient renfermés, et menaçaient d’employer toutes leurs forces pour empêcher personne d’y entrer. Ce n’était pas non plus l’idée des Corcyréens de forcer les portes : ils montèrent sur les combles, enlevèrent les toits et accablèrent ces malheureux de traits et de tuiles ; les prisonniers se garantissaient de leur mieux, et cependant la plupart se donnaient eux-mêmes la mort ; ils s’égorgeaient avec les flèches qui leur étaient lancées, ils se pendaient à des lits qui se trouvaient dans la prison, et ceux qui n’avaient pas de cordes déchiraient leurs manteaux pour en tenir lieu. Pendant la plus grande partie de la nuit (car la nuit survint pendant leur détresse), il en périt de toutes sortes de morts, étranglés de leurs mains ou frappés du haut de l’édifice. Le jour venu, les Corcyréens les jetèrent en tas sur des charrettes, et les portèrent hors de la

  1. A peu près quatre lieues et demie.