Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/164

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gles désirs, et non sur une juste prévoyance : accoutumés que sont les hommes à s’abandonner inconsidérément à l’espérance de ce qu’ils désirent, et à ne faire usage de leur raison que pour rejeter ce qui leur déplait. D’ailleurs, on était encouragé par les échecs que les Athéniens venaient de recevoir dans la Bœotie, et par les discours de Brasidas, qui gagnait les esprits en déguisant la vérité, comme s’il n’avait fallu que ses forces pour intimider tellement les Athéniens à Nisée, qu’ils n’avaient osé se mesurer contre elles. Tous étaient persuadés que personne ne viendrait porter contre eux du secours : mais surtout ils voulaient à tout prix courir le danger de la défection, par le charme qu’a la nouveauté dans les premiers instans, et parce que c’était pour la première fois qu’ils allaient essayer l’ardeur guerrière des Lacédémoniens.

Instruits de ces dispositions des alliés, les Athéniens envoyèrent, comme ils le purent, des garnisons dans les villes, pressés par le temps, et contrariés par la mauvaise saison. Brasidas, de son côté, fit demander une armée à Lacédémone, et se prépara lui-même à faire construire des trirèmes sur le Strymon. Mais les Lacédémoniens ne le secondèrent pas dans ses vues, par l’envie que lui portaient les premiers hommes de la république, et parce qu’ils aimaient mieux obtenir la restitution des guerriers qu’on leur avait pris à Sphactérie, et terminer la guerre.

CIX. Le même hiver[1], les Mégariens reprirent les longues murailles que les Athéniens leur avaient enlevées, et les rasèrent jusqu’aux fondemens. Brasidas, après la conquête d’Amphipolis, porta la guerre, avec ses alliés, dans la contrée qu’on appelle Acté. Elle commence au canal qu’avait fait creuser le roi ; l’Athos, montagne élevée, qui en fait partie, se termine à la mer Égée. La ville de Sané est comprise dans ce pays : c’est une colonie d’Andros, située près du canal, et tournée vers la mer qui regarde l’Eubée. Il contient encore d’autres villes, telles que Thyssus, Cléones, Acrothoos, Olophyxus et Dion, habitées par un mélange de nations barbares, qui parlent deux langues différentes : on y trouve quelques familles chalcidiennes, mais le plus grand nombre est composé de ces Pélasges qui, autrefois, sous le nom de Tyrrhéniens, habitèrent Lemnos et Athènes ; de Bisaltins, de Crestoniens et d’Édoniens. Ces peuples sont distribués en petites villes, et la plupart se donnèrent à Brasidas. Sané et Dion lui résistèrent, et il s’arrêta dans les campagnes qu’il ravagea.

CX. Comme il ne put, dans ces places, faire écouter aucune proposition, il courut attaquer Toroné, ville de la Chalcidique, qu’occupaient les Athéniens : une faction peu nombreuse l’appelait, prête à la lui livrer. Il arriva de nuit, près de l’aube du jour ; et, sans être aperçu ni de ceux des habitans qui n’étaient pas de son parti, ni de la garnison athénienne, il campa sur le terrain consacré aux Dioscures[2], à la distance de trois stades au plus de la ville. Ceux qui étaient avec lui d’intelligence, instruits de sa marche, s’avancèrent secrètement en petit nombre, épiant le moment de son arrivée ; et dès qu’il parut, ils prirent avec eux sept hommes de ses troupes légères, armés de poignards : ce furent les seuls qui ne craignirent pas d’entrer dans la place, quoiqu’une vingtaine eût été nommée pour ce coup de main. Ils avaient à leur tête Lysistrate d’Olynthe. Ils entrèrent par la muraille qui est du côté de la mer : la ville est située sur une colline ; ils y parvinrent sans être aperçus, tuèrent les soldats du corps de garde posté au plus haut de la citadelle, et brisèrent la petite porte qui était du côté de Canastræon.

CXI. Brasidas, s’étant un peu avancé, s’arrêta avec le reste de ses troupes. Il envoya en avant cent peltastes qui devaient être les premiers à se précipiter dans la place, aussitôt que quelques portes s’ouvriraient, et qu’on donnerait le signal. Le moment était passé ; ils étaient surpris de ce délai, et s’étaient avancés peu à peu fort près de la ville. Cependant les habitans de Toroné, qui étaient entrés avec les soldats de Brasidas, faisaient au dedans leurs dispositions. Quand la petite porte eut été rompue, et qu’ils eurent brisé la barre de celle qui donnait sur le marché, ils introduisirent d’abord quelques hommes par la première, pour effrayer, des deux côtés, les gens qui n’étaient pas du secret. Ensuite ils élevèrent, comme on en était convenu, le feu du signal ; et firent alors entrer par la porte du marché le reste des peltastes.

  1. Avant le 9 avril.
  2. Les Dioscures sont Castor et Pollux, fils de Jupiter.