Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/175

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sécurité. Quand on voit faire de telles fautes aux ennemis, et qu’on emploie, pour les attaquer, une manœuvre convenable à ses forces, sans s’avancer ouvertement, sans se ranger devant eux en ordre de bataille, mais en saisissant des moyens dont la circonstance indique l’avantage, il est rare qu’on ne remporte pas la victoire. Ce sont de bien glorieux larcins que ceux par lesquels on trompe le mieux ses ennemis, pour servir le plus utilement ses amis. Ainsi donc, pendant qu’ils sont encore dans le désordre et la confiance ; pendant qu’ils pensent plutôt, autant que j’en puis juger, à se retirer qu’à nous attendre ; pendant qu’ils s’abandonnent au relâchement d’esprit, je veux, sans leur laisser le temps d’asseoir leurs pensées, prévenir, s’il se peut, leur retraite, et avec ces guerriers que j’ai choisis, me jeter à la course au milieu de leur camp. Toi, Cléaridas, lorsque tu me verras attaché sur eux, les jeter probablement dans l’épouvante, prends avec toi les hommes que tu commandes, Amphipolitains et autres alliés ; ouvre subitement les portes, et ne tarde pas à te précipiter dans la mêlée. C’est ainsi qu’on peut espérer de les plonger dans la terreur. Car des troupes qui surviennent après coup sont plus terribles aux ennemis que celles qu’ils ont en présence et dont ils soutiennent le choc. Sois brave comme tu le dois, puisque tu es Spartiate. Et vous, alliés, suivez-le avec courage, et croyez que le moyen de bien faire la guerre, c’est de le vouloir, de connaître l’honneur, et d’obéir à ceux qui commandent. Pensez qu’en ce jour, si vous avez du cœur, vous conserverez, avec la liberté, le titre d’alliés de Lacédémone ; ou que sujets d’Athènes, si vous êtes assez heureux pour éviter la mort ou la servitude, vous porterez un joug plus pesant que jamais, et deviendrez pour les autres Grecs un obstacle à leur délivrance. Point de découragement, quand vous voyez pour quels intérêts vous combattez. Pour moi, je montrerai que je ne sais pas moins agir que conseiller les autres. »

X. Brasidas, après avoir ainsi parlé, prépara sa sortie ; il rangea devant les portes qu’on appelle de Thrace, les troupes qu’il laissait à Cléaridas, et qui devaient sortir elles-mêmes au moment où il l’avait ordonné. Les Athéniens l’avaient vu descendre de Cerdylium ; et comme leurs regards plongeaient sur la ville, ils le virent offrir un sacrifice devant le temple de Pallas et mettre en ordre ses guerriers. Cléon était allé considérer le pays ; ils lui annoncèrent qu’on apercevait dans la ville toute l’armée ennemie, et par-dessous les portes, les pieds d’un grand nombre de chevaux et d’hommes qui semblaient prêts à sortir. Sur cet avis, il s’avança et vit les choses par lui-même. Décidé à ne pas combattre avant l’arrivée des auxiliaires, tout assuré qu’il était de ne pouvoir cacher sa retraite, il en fit donner le signal. Il ordonna de défiler par l’aile gauche : c’était la manœuvre qu’il fallait faire pour aller à Éion ; mais la trouvant trop lente, lui-même fit faire une conversion à l’aile droite, et présenta dans sa retraite le flanc nu aux ennemis. C’était l’occasion qu’attendait Brasidas ; et voyant les Athéniens s’ébranler, il dit aux troupes qui devaient l’accompagner et aux autres : « Ces gens-là ne nous attendent pas : c’est ce qu’on reconnaît au mouvement de leurs têtes et de leurs armes. Ce n’est pas avec cette allure qu’on attend ceux qui viennent nous attaquer. Ouvrez les portes que j’ai ordonné d’ouvrir et marchons à l’instant sans crainte. » Lui-même sortit par les portes qui sont du côté de l’estacade, et par les premières de la longue muraille qui existait alors, et suivit droit à la course le chemin sur lequel on voit maintenant un trophée, en suivant la partie la plus forte de la place. Il tomba sur les Athéniens effrayés à la fois de leur désordre et frappés de son audace, les attaqua par le centre de leur armée, et les mit en fuite. Cléaridas, suivant l’ordre qu’il avait reçu, sortit en même temps par les portes de Thrace et donna sur les ennemis, qui se débandèrent, surpris et attaqués des deux côtés à la fois. Leur aile gauche, qui gagnait Éion et qui était en avant, se rompit tout à coup, et prit la fuite, Déjà elle cédait, quand Brasidas fut blessé en chargeant la droite. Les Athéniens ne le virent pas tomber, et ceux de ses soldats qui se trouvaient près de lui l’emportèrent. La droite des Athéniens fit plus de résistance. Pour Cléon, comme d’abord il n’avait pas eu dessein d’atteindre l’ennemi, il prit aussitôt la fuite et fut arrêté et tué par un peltaste de Myrcinie[1]. Ses hoplites

  1. Diodore de Sicile suppose que Cléon combattit et mourut eu homme de cœur. On peut croire qu’il a suivi quelque écrivain de la faction de ce démagogue (lib. xii, p. 122, ed. Rhodom.). Thucydide nous présente cette