Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/268

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que les Athéniens avaient supportées dans la marche. Cependant beaucoup s’évadèrent, les uns sur-le-champ, les autres qui parvinrent à se sauver dans la suite, après avoir été réduits en esclavage. Catane était leur refuge.

LXXXVI. Les Syracusains et les alliés se réunirent ; ils prirent le plus qu’il leur fut possible d’hommes et de dépouilles, et retournèrent à la ville. Tous les prisonniers furent déposés dans les carrières, parce que l’on croyait plus facile de les y garder. On fit mourir Nicias et Démosthène contre l’intention de Gylippe. Il regardait comme une belle récompense de ses travaux guerriers d’amener à Lacédémone, avec les autres marques de ses victoires, les généraux ennemis. L’un, Démosthène, était l’homme que les Lacédémoniens haïssaient le plus pour le mal qu’il leur avait fait à Sphactérie et à Pylos ; ils aimaient Nicias pour les services qu’alors il leur avait rendus. Il avait montré beaucoup de zèle pour les prisonniers de l’île, et c’était lui qui avait déterminé les Athéniens à conclure l’accord qui leur avait procuré la liberté. Ces bons offices lui avaient mérité la bienveillance des Lacédémoniens, et c’était avec une pleine confiance qu’il s’était remis à la foi de Gylippe. Mais des Syracusains le craignaient, comme on disait dans le temps, parce qu’ils avaient eu des intelligences avec lui ; s’il était mis à la torture, il pouvait leur donner de l’inquiétude au milieu de leur prospérité. D’autres, et surtout les Corinthiens, appréhendaient qu’étant riche, il ne séduisît des gens qui le feraient échapper, et qu’il ne parvînt à leur susciter encore de nouvelles affaires. Ils gagnèrent les alliés et le firent mourir : telles furent, à peu près, les causes de sa perte ; l’homme de son temps qui, de tous les Grecs, méritât le moins, par sa piété, d’éprouver un pareil sort.

LXXXVII. Les Syracusains commencèrent par traiter fort durement les prisonniers qui étaient dans les carrières. Déposés dans un lieu profond et découvert, ces malheureux furent d’abord tourmentés par la chaleur du soleil et par un air étouffant ; ensuite les nuits fraîches de l’automne, changeant leurs souffrances en des souffrances contraires, leur causèrent de nouvelles maladies[1]. Ils étaient forcés de satisfaire, dans un lieu très resserré, à toutes les nécessités de la vie. Les morts mêmes y étaient entassés : les uns étaient morts de leurs blessures, les autres des variations qu’ils avaient éprouvées. On y respirait une odeur insupportable, et les prisonniers étaient à la fois tourmentés de la soif et de la faim. On leur donna par homme, pendant huit mois, une cotyle d’eau et deux de blé[2]. Ils supportèrent enfin tous les maux qu’on doit souffrir dans un tel lieu. Ils furent ainsi resserrés pendant soixante-dix jours. Ensuite on ne garda que les Athéniens et ceux de Sicile et d’Italie, qui avaient porté les armes avec eux ; le reste fut vendu. On ne saurait dire exactement le nombre des hommes qui furent faits prisonniers ; mais il ne se monta pas à moins de sept mille. Ce fut le plus cruel désastre que les Grecs souffrirent dans cette guerre. Ce fut aussi, à mon jugement, de tous les événemens qu’aient éprouvés les Grecs, et dont on ait conservé le souvenir, le plus glorieux pour les vainqueurs, le plus funeste pour les vaincus. Ceux-ci, entièrement défaits, n’eurent, à aucun égard, de faibles maux à souffrir ; ce fut une destruction complète : armée, vaisseaux, il n’est rien qu’ils ne perdirent ; et d’une multitude innombrable, il ne revint chez eux que bien peu d’hommes[3]. Tels furent les événemens qui arrivèrent en Sicile.

  1. Après le 13 octobre.
  2. Cotyle, kotulè, signifie le creux de la main, et ce nom a été donné à une mesure. (Pollux, onomast. Athénée, liv. xi, chap. toi.) Il semblerait de là que cette mesure devait être à peu près égale à ce qui peut tenir dans le creux de la main. Thucydide nous fait entendre qu’elle était petite, et que les alimens et la boisson qu’on donnait aux prisonniers suffisaient à peine à les soutenir. Nous pouvons nous en tenir à cette idée, sans chercher ce qu’était précisément cette mesure.
      Aristophane était contemporain de la funeste expédition de Sicile. Dans sa comédie de Plutus, un valet dit à sa maîtresse qui aimait le vin, comme la plupart des Athéniennes : « En moins de temps que vous n’en mettriez à boire dix cotyles de vin, Plutus a recouvré la vue ; » pour dire qu’il l’a recouvrée eu un instant. kai prin se kotulas ekpiein oinou dexa / O Ploutos ô despoin, anestèkei blepôn
  3. Plusieurs Athéniens, vendus comme esclaves, se rendirent agréables à leurs maîtres, qui leur donnèrent la liberté. D’autres, encore plus heureux, savaient des scènes du pathétique Euripide : ils les récitaient avec la sensibilité qu’inspirent les vers de ce poète, et que leur inspiraient encore bien mieux leurs malheurs. Les riches Syracusains, qui avaient du goût pour la poésie, ou qui voulaient capter la réputation d’en avoir, achetèrent ces