Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/289

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de la révolution, en montrant au peuple qu’il ne pouvait trouver de sûreté qu’en se méfiant de lui-même.

LXVII. Ce fut dans ces circonstances qu’arrivèrent Pisander et ses collègues. Ils s’occupèrent aussitôt de ce qui restait à faire. D’abord ils assemblèrent le peuple, et ouvrirent l’avis d’élire dix citoyens qui auraient plein pouvoir de faire des lois. Ces décemvirs, à un jour indiqué, présenteraient au peuple la constitution qu’ils auraient dressée et qui leur semblerait la meilleure. Ce jour arrivé, ils proclamèrent l’assemblée à Colone : c’est un endroit consacré à Neptune ; il est situé hors de la ville, et n’en est éloigné que d’environ dix stades[1]. Tout ce que les décemvirs proposèrent, ce fut qu’il serait permis à tout Athénien d’émettre l’opinion qu’il lui plairait, et ils portèrent de grandes peines contre quiconque accuserait l’opinion d’enfreindre les lois, ou qui l’offenserait de quelque manière que ce pût être. Alors il fut ouvertement prononcé qu’aucune magistrature ne s’exercerait plus suivant la forme accoutumée, et qu’on ne recevrait plus de salaire ; mais qu’il serait élu cinq présidens, qui eux-mêmes éliraient cent citoyens, dont chacun s’en adjoindrait trois autres ; que ces quatre cents, entrant au conseil, gouverneraient avec plein pouvoir, comme ils le jugeraient convenable, et qu’ils assembleraient les cinq mille quand ils le croiraient nécessaire.

LXVIII[2]. Celui qui prononça cette opinion fut Pisander, et il montra ouvertement, dans tout le reste, le zèle le plus ardent à dissoudre la démocratie. Mais celui qui avait dirigé toute cette grande affaire, qui lui avait donné la forme, et qui, depuis long-temps, s’en était occupé, était Antiphon, homme qui ne le cédait en vertu à aucun des Athéniens de son temps, qui pensait merveilleusement bien, et qui exprimait de même ce qu’il pensait. Il n’aimait à paraître ni dans l’assemblée du peuple, ni dans aucun de ces conciliabules où se livrent des combats d’opinions. Sa réputation d’éloquence le rendait suspect à la multitude ; mais il n’en était pas moins l’homme qui pouvait servir le plus utilement ceux qui, dans leurs procès, le prenaient pour conseil, soit auprès des tribunaux de judicature, soit devant le peuple. Quand, dans la suite, le pouvoir des quatre-cents fut renversé, quand ils furent poursuivis par la faction populaire, et que lui-même fut mis en cause avec eux, c’est encore lui qui, jusqu’à nos jours, me semble s’étre le mieux défendu dans une affaire capitale[3]. Phrynicus, au contraire, se montra plus zélé que personne contre l’oligarchie, par la crainte qu’il avait d’Alcibiade, et le sachant bien instruit de ses menées avec Astyochus pendant son séjour à Samos : il avait bien senti que jamais, sans doute, cet ambitieux ne reviendrait pour se soumettre à l’oligarchie ; une fois élancé dans les périls, il fit voir une fermeté que personne ne put égaler. Théramène, fils d’Agnon, tenait le premier rang entre ceux qui détruisirent l’état populaire ; homme habile à parler et non moins habile à former des desseins. Ainsi, toute grande qu’était cette entreprise, conduite par une multitude d’hommes à talens, on ne doit pas s’étonner qu’elle ait réussi. C’était un

  1. Plus d’un tiers de lieue. Sophocle a rendu cet endroit célèbre en y plaçant la scène de l’une de ses tragédies, Œdipe à Colonne.
  2. Depuis le 27 février.
  3. Cet éloge d’Antiphon, l’un des plus étendus qu’ait écrits Thucydide, est un témoignage de son attachement pour cet orateur. Les uns prétendent qu’Antiphon avait eu notre historien pour disciple, et les autres, pour maître. Il passe pour avoir été le premier qui ait écrit des harangues. Avant lui, les hommes les plus célèbres entre les anciens par leur éloquence, Thémistocle, Aristide, Périclès, n’écrivaient pas leurs discours. Il fut aussi le premier qui publia des préceptes de l’art oratoire. Il composait des plaidoyers pour les citoyens qui étaient en procès ; mais il parait qu’il les leur laissait prononcer sans les déclamer lui-même. Il fut accusé, comme le dit Thucydide, après le renversement des quatre-cents ; mais nous ignorons s’il fut condamné. Il semble difficile de se décider sur le genre et l’époque de sa mort, entre les opinions de différens auteurs que Plutarque nous a conservées. Quelques-uns le faisaient condamner pour avoir été a la tête de la députation que les quatre-cents envoyèrent à Lacédémone, lorsqu’ils fortifiaient Éétionée ; d’autres le faisaient périr par ordre des trente tyrans ; d’autres prétendaient que, dans un âge avancé, il s’était retiré auprès de Denys de Syracuse, qu’il l’avait aidé dans la composition de ses tragédies, et qu’il était mort par ordre de ce tyran. Suivant eux, Denys lui demanda un, jour quel était le meilleur airain. « C’est, répondit Antiphon, celui dont on a fait les statues d’Harmodius et d’Aristogiton. » Le tyran le fit périr, offensé de cette réponse. Si cependant, comme nous l’apprenons de Plutarque, Lysias a dit dans son discours pour la fille d’Antiphon, qu’elle avait perdu son père par ordre des trente tyrans, on ne peut récuser le témoignage de cet orateur contemporain, et, pour ainsi dire, témoin oculaire. C’était aussi le sentiment de Théopompe. (Plutarque, Vie des dix orateurs.) il nous reste seize harangues d’Antiphon.