Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LXIV. Après s’être ainsi mutuellement excités, ils envoyèrent droit à Athènes Pisander et la moitié des députés pour y conduire les affaires, avec ordre d’établir l’oligarchie dans toutes les villes sujettes où ils aborderaient ; ils firent passer l’autre moitié dans d’autres villes de leur domination, marquant divers endroits à chacun d’eux. Ils envoyèrent à sa destination Diotréphès qui se trouvait aux environs de Chio, et qui était nommé pour commander en Thrace. Arrivé à Thasos, il y abolit l’état populaire ; mais, après son départ et dès le mois suivant[1], les habitans n’eurent rien de plus pressé que de fortifier leur ville, comme ne se souciant plus de l’aristocratie avec les Athéniens, et attendant, chaque jour, des Lacédémoniens la liberté. Leurs exilés, chassés par les Athéniens, se trouvaient au milieu des peuples du Péloponnése, et d’accord avec les amis qu’ils avaient laissés chez eux, ils travaillaient de tout leur pouvoir à leur faire amener une flotte de Lacédémone, et à faire soulever Thasos. Tout ce qu’ils désiraient arriva : la ville recouvra sa prospérité sans avoir de danger à courir, et l’autorité du peuple, qui leur aurait été contraire, fut abolie. Il arriva enfin à Thasos tout le contraire de ce que demandaient ceux des Athéniens qui établissaient l’oligarchie, et je pense qu’il en fut de même dans bien d’autres villes sujettes. Devenues sages et sans craindre les suites de leur entreprise, elles couraient à une liberté assurée, et n’avaient garde de lui préférer la liberté gangrenée qu’Athènes leur offrait.

LXV. Pisander et ses collègues naviguaient en suivant les côtes[2] ; et, comme ils en avaient reçu l’ordre, ils abolissaient dans les villes l’état populaire. Ils prirent aussi avec eux, de plusieurs endroits, des hoplites alliés, et arrivèrent à Athènes. Ils trouvèrent que leurs amis avaient déjà bien avancé les affaires. En effet, quelques jeunes gens avaient formé une conspiration, et tué secrètement un certain Androclès, le principal chef de la faction populaire, et qui n’avait pas peu contribué à faire bannir Alcibiade. Deux motifs les avaient surtout engagés à ce meurtre, celui de se défaire d’un meneur du peuple, et celui d’obliger Alcibiade dont ils attendaient le retour, et qui devait leur procurer l’amitié de Tissapherne. Ils avaient de même fait périr en secret plusieurs autres personnes opposées à leur parti. Ils déclarèrent ouvertement, dans un discours préparé de loin, qu’il ne fallait salarier que les gens de guerre, ni admettre au maniement des affaires que cinq mille citoyens, gens capables surtout de servir l’état de leur fortune et de leur personne.

LXVI. La plupart goûtaient cet arrangement, qui donnait l’administration des affaires à ceux qui devaient opérer la révolution. Le peuple ne laissait pas de s’assembler encore, ainsi que le sénat de la fève[3] ; mais ils ne statuaient que ce que voulaient les conjurés. Les orateurs étaient de ce corps, et ce qu’ils devaient prononcer était examiné d’avance. On voyait la faction si nombreuse que tout le monde était dans la crainte, et que personne n’osait élever la voix contre elle. Si quelqu’un avait cette audace, on avait bientôt quelque moyen tout prêt de s’en défaire. Il ne se faisait pas de recherches contre les meurtriers ; si même ils étaient soupçonnés, on ne les mettait pas en justice. Le peuple n’osait remuer ; il était dans un tel effroi, que, même en se taisant, il se trouvait heureux d’échapper à la violence. On croyait les conjurés bien plus nombreux encore qu’ils ne l’étaient, et les courages étaient subjugués. La grandeur de la ville, le défaut de se connaître les uns les autres, ne permettaient pas d’en savoir le nombre. Aussi. malgré toute l’indignation dont on était pénétré, ne pouvait-on faire entendre ses plaintes à personne pour concerter quelque dessein de vengeance : il aurait fallu s’ouvrir à un inconnu ou à quelqu’un de connu, mais dont on n’était pas sûr ; car tous les membres de la faction du peuple se soupçonnaient entre eux, et se regardaient réciproquement comme des fauteurs de la conjuration. Il y était entré des gens qu’on n’aurait jamais crus capables de se tourner vers l’oligarchie ; ils contribuèrent beaucoup à répandre une défiance générale, et ce furent eux qui inspirèrent le plus de sécurité aux auteurs

  1. En mars.
  2. Avant le 26 avril.
  3. Le sénat ou conseil des cinq-cents, qu’on appelait aussi le sénat d’en haut, était nommé le sénat de la fève, parce que les membres de ce conseil étaient élus avec des fèves. Les noms des candidats étaient déposés dans une urne, et des fèves noires et blanches dans une autre. A mesure qu’on tirait un nom, on tirait aussi une fève, et celui dont le nom sortait en même temps qu’une fève blanche était sénateur.