Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/352

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guerre et partagé l’or des Perses, voyant bien que Corinthe se déclarerait de nouveau pour Lacédémone, si l’on ne se défaisait du parti qui inclinait à la paix, projetèrent un massacre.

Leur première résolution fut d’une révoltante atrocité. Quoiqu’on n’exécute jamais les criminels un jour de fête, ils choisirent le dernier jour de la fête des Euclées, parce qu’ils comptaient trouver sur la place publique un plus grand nombre d’adversaires à immoler. Dès que les satellites connurent les victimes qu’il fallait frapper, ils tirèrent leurs épées et massacrèrent l’un debout dans un cercle, l’autre assis, un autre au théâtre, même des juges sur leur siège. Instruits de ces horreurs, les principaux citoyens se sauvent, les uns vers les statues des dieux, qui embellissaient la place, les autres dans les temples ; mais, au mépris des statues et des temples, ils sont égorgés par les auteurs et exécuteurs du complot, monstres ennemis jurés de toute équité ; même ceux que la proscription n’atteignait pas, mais qui tenaient à des principes, étaient consternés de ces sacrilèges excès. Il périt beaucoup de vieillards alors sur la place. Les jeunes gens, sur l’avis de Pasimèle, qui s’était douté du complot, se tenaient dans le Cranium ; mais dès qu’ils entendirent les cris des mourans, et qu’ils virent des malheureux échappés au massacre, ils coururent à la forteresse, d’où ils repoussèrent l’attaque des Argiens et autres factieux.

Comme ils délibéraient sur le parti qu’ils prendraient, le chapiteau d’une colonne tomba, quoiqu’il n’y eût ni vent ni tremblement de terre. Ils sacrifièrent : à l’inspection des entrailles des victimes, les devins leur dirent que le plus sûr parti était de descendre de la forteresse. Leur premier mouvement fut de quitter Corinthe et de s’exiler : cependant, à la prière de leurs amis, de leurs mères, de leurs frères, et sur la parole des magistrats eux-mêmes, qui jurèrent qu’on ne leur ferait point de mal, quelques-uns rentrèrent dans leurs foyers. Mais dès qu’ils virent les nouveaux tyrans, la ville anéantie, les colonnes arrachées, le nom d’Argos substitué à celui de Corinthe ; dès qu’ils furent contraints de prendre un stérile droit de bourgeoisie, dans une cité nouvelle où ils avaient moins de crédit que les métèques, la vie leur parut alors un opprobre. Restituer à Corinthe son ancien nom, la purger d’assassins, la rendre à ses lois, à son antique liberté, ce fut à leurs yeux le plus noble projet. Ils deviendraient les sauveurs de la patrie s’ils l’exécutaient ; s’ils succomhaient dans la poursuite des biens les plus grands et les plus flatteurs, ils descendraient glorieux au tombeau.

Dans cette résolution, deux hommes, Pasimèle et Alcimène, traversent un torrent, s’abouchent avec Praxitas, polémarque lacédémonien, qui commandait la garnison de Sicyone, et lui disent qu’ils peuvent, du côté du Léchée, lui donner entrée dans leurs murs. Comme depuis long-temps il les connaissait pour gens d’honneur, il crut à leur parole ; il obtint que sa more, qui devait sortir de Sicyone, y restât, et il se prépara à entrer dans Corinthe. Un jour que Pasimèle et Alcimène, autant par adresse que par hasard, se trouvaient de garde aux portes du trophée, il s’y rendit la nuit avec sa more, suivi des Sicyoniens et des bannis de Corinthe. Arrivé aux portes, il voulut, de peur de surprise, envoyer un homme sûr qui examinât ce qui se passait dans la ville. Les deux Corinthiens l’introduisent et lui montrent tout avec tant de franchise, que l’exprès revint assurer Praxitas que tout ce qu’on lui avait dit était la pure vérité. Il entra donc, rangea son armée en bataille, et s’appuya de part et d’autre aux murs de la ville. Mais la distance des murs se trouvant trop grande, il fit à la hâte, en attendant du secours, une palissade et une tranchée.

Dans le port et sur ses derrières, était une garnison bœotienne. Cette nuit et le jour suivant, il n’y eût point d’attaque ; mais le lendemain arrivèrent les Argiens en masse ; ils le trouvèrent près du mur d’orient, rangé sur leur droite, avec ses Lacédémoniens que suivaient les Sicyoniens et cent cinquante bannis : ils rangèrent aussi leurs troupes. Près de ce mur d’orient étaient postées les troupes soldées d’lphicrate, soutenues des Argiens qui avaient à leur gauche les Corinthiens de la ville. Pleins de confiance en leur nombre, ils marchent droit aux Sicyoniens qu’ils mettent en déroute ; ils arrachent leur palissade, les poursuivent jusqu’à la mer et en tuent un grand nombre. L’hipparque Pasimaque, qui comman-