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Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/72

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puissance, victorieux, ils se vantent de nous avoir tous repoussés ; vaincus, de n’avoir cédé qu’à toutes nos forces réunies. S’il est dans notre caractère de nous précipiter dans les dangers plutôt en nous jouant qu’en prenant de la peine, plutôt par l’habitude du courage que par obéissance à des lois, nous n’en sommes pas plus affligés d’avance des maux qui nous attendent ; et, dans l’action, nous ne montrons pas moins de valeur que ceux qui se condamnent à ne cesser de souffrir.

XL. « Voilà ce qui rend notre république digne d’admiration ; elle en mérite encore à d’autres égards. Nous avons le goût du beau, mais avec économie ; nous nous livrons à la philosophie, mais sans nous amollir. Si nous possédons des richesses, c’est pour les employer dans l’occasion, et non pour nous vanter d’en avoir[1]. Il n’est honteux à personne d’avouer qu’il est pauvre ; mais ne pas chasser la pauvreté par le travail, voilà ce qui est honteux[2]. Les mêmes hommes se livrent à leurs affaires particulières et à celles du gouvernement, et ceux qui font profession du travail manuel ne sont point étrangers à la politique. Seuls nous ne regardons pas seulement comme détaché des affaires l’homme qui ne prend aucune part à celles de sa patrie ; nous le traitons d’inutile. Nous jugeons bien les choses, nous les concevons de même, et nous ne croyons pas que les discours nuisent aux actions ; mais ce qui nous paraît nuisible, c’est de ne pas s’instruire d’avance par le discours de ce qu’il faut exécuter. Voici ce qui nous est encore particulier : c’est d’avoir en même temps la plus grande audace, et de bien raisonner ce que nous allons entreprendre ; tandis que, chez les autres, c’est l’ignorance qui rend audacieux et le raisonnement inactifs. Et ceux-là doivent, sans doute, être considérés comme les plus valeureux, qui connaissent bien ce qui est terrible, ce qui est agréable, sans en chercher davantage à se soustraire aux dangers. Même dans les vertus, nous différons du grand nombre, nous devenons amis, plutôt en accordant qu’en recevant des bienfaits. L’amitié du bienfaiteur est la plus solide : il veut conserver la bienveillance qui lui est due pour le bien qu’il a fait : celui qui ne fait que payer du retour éprouve un sentiment plus obtus : il sait que sa reconnaissance est une dette qu’il acquitte et qu’elle n’a rien d’obligeant. Seuls encore, c’est moins par un calcul d’intérêt que par une confiance généreuse que nous accordons des bienfaits sans mesure.

XLI. « En un mot, j’ose le dire, notre république est l’école de la Grèce. Il me semble y voir chaque citoyen doué d’une heureuse flexibilité que jamais n’abandonnent les grâces, et qui le rend capable d’un grand nombre de qualités différentes. Que ce soit moins ici une vaine pompe de paroles que la vérité des faits, c’est ce qu’indique assez la puissance où ces qualités nous ont conduits. Seule de toutes les républiques, la nôtre se montre par les effets supérieure à sa renommée[3]. Elle est la seule dont les ennemis qui l’attaquent ne puissent s’indigner de leur défaite, dont les sujets ne puissent se plaindre de n’avoir pas des maîtres dignes de les commander. Nous ne montrons pas une puissance acquise dans l’obscurité, mais brillante des signes éclatans de notre valeur : admirés dans l’âge présent, nous le serons encore par la postérité, sans avoir besoin d’être célébrés par un Homère, ni par un écrivain capable de flatter d’abord l’oreille, mais dont les beautés ambitieuses seront bientôt effacées par la vérité des faits. Par notre audace, nous avons forcé la mer et la terre entière à nous ouvrir un passage, et partout nous avons fondé des monumens impérissables des maux que nous avons faits à nos ennemis, des biens qu’ont reçus de nous nos amis. C’est pour une patrie si glorieuse que, indignés qu’elle leur pût être ravie, nos guerriers ont reçu généreusement la mort ; et tous ceux qui leur survivent brûlent de souffrir pour elle.

XLII. « Je me suis étendu sur les louanges de notre république pour montrer que le combat n’est pas égal entre nous et des ennemis qui sont loin de jouir des mêmes avantages, et pour appuyer sur des témoignages certains l’éloge

  1. Ce sont toujours les mœurs des Lacédémoniens que Thucydide oppose à celles de sa patrie. Ainsi, contre l’opinion commune sur la pauvreté de Sparte, il reproche ici aux Lacédémoniens d’être riches, mais seulement pour tirer de l’orgueil de leur richesse, et non pour en faire usage.
  2. Le travail était honteux à Lacédémone : il était abandonné aux serf, hilotes et messéniens. Les femmes même auraient rougi de s’appliquer aux travaux de leur sexe.
  3. Les députés de Corinthe avaient reproché aux Lacédémoniens d’être au-dessous de leur renommée. (Liv. i,