Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/73

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des citoyens dont nous déplorons la perte. Il est déjà bien avancé, cet éloge : célébrer la gloire de notre patrie, c’est parer des louanges qu’elles méritent leurs vertus et celles des hommes qui leur ont ressemblé. Il est peu de Grecs qui, comme eux, ne soient pas au-dessus des éloges qu’on leur accorde. La mort a mis au grand jour leur valeur : elle a commencé par la faire connaître, et a fini par l’immortaliser.

« Si quelques-uns d’eux se sont montrés d’ailleurs moins estimables, ils ont acquis en mourant pour leur patrie le droit de n’être jugés que sur leur courage. Par une si belle fin ils ont effacé les taches de leur vie, et ont fait plus de bien en commun que de mal en particulier. Aucun d’eux, amolli par les richesses, n’en a préféré les jouissances à son devoir ; aucun, par cette espérance que conserve la misère de se soustraire à l’infortune et de s’enrichir un jour, n’a voulu fuir les dangers. Mettant au-dessus de tous les biens la gloire de se venger de leurs ennemis, persuadés que de tous les périls ils n’en pouvaient braver un plus illustre, ils ont voulu l’affronter pour se procurer cette vengeance, et il est devenu l’objet de leurs désirs. L’espérance détruisait à leurs yeux l’incertitude de la victoire ; et, dans l’action, les périls qu’ils ne pouvaient se dissimuler s’effaçaient par la confiance qu’ils avaient en eux-mêmes. Ils ont trouvé plus beau de se défendre et de périr que de céder pour conserver leurs jours ; ils ont évité l’opprobre qui suit la réputation de lâcheté, et ont soutenu l’honneur au prix de leur vie. En un court instant le sort les a surpris moins frappés de crainte qu’occupés de leur gloire.

XLIII. « Ils furent tels qu’ils devaient être pour l’état. Que les autres, sans avoir moins de courage, fassent des vœux pour que leur vie soit plus heureusement préservée. Qu’ils ne se bornent pas à discourir sur l’utilité publique, sujet que sans rien dire qui vous soit inconnu on pourrait traiter fort au long, en s’étendant sur tout ce qu’il y a de glorieux à surmonter ses ennemis ; mais c’est en agissant pour la patrie qu’il faut s’occuper de sa puissance et s’enflammer d’amour pour elle. Contemplez sa grandeur, mais en pensant que c’est par le courage, par la connaissance du devoir, par la honte de commettre une lâcheté dans les combats, que des héros la lui ont procurée. Malheureux dans quelque entreprise, ils ne se croyaient point en droit de priver l’état de leur vertu, et le sacrifice d’eux-mêmes était un tribut qu’ils croyaient lui devoir. Tous lui ont offert en commun leurs personnes, et chacun en particulier a reçu des louanges immortelles et la plus honorable sépulture, non pas celle où ils reposent, mais le monument où leur gloire sera toujours présente au souvenir quand il s’agira de parler d’eux ou de les imiter. La tombe des grands hommes est l’univers entier : elle ne se fait pas remarquer par quelques inscriptions gravées sur des colonnes, dans une sépulture privée, mais jusque dans les contrées étrangères, et sans inscription leur mémoire est bien mieux dans les esprits que sur des monumens fastueux.

« Voilà ceux dont vous devez être jaloux. Croyez que le bonheur est dans la liberté, la liberté dans le courage, et ne dédaignez pas de partager les périls de la guerre. Ce ne sont pas ceux qui vivent dans l’adversité, sans espérance d’un meilleur sort, qui ont le plus de raison de prodiguer leur vie, mais ceux qui, si leur vie est conservée, risquent de changer le plus de fortune, et qui ont à subir la plus grande révolution s’ils tombent dans le malheur : car, pour un homme de cœur, l’humiliation, jointe à l’habitude de la mollesse, semble bien plus à redouter que ne peut l’être, au moment où l’on s’abandonne à son courage, où l’on espère bien de sa patrie, la mort qui survient et qu’on ne sent pas.

XLIV. « Aussi ne gémirai-je point sur les pères qui sont ici présens, content de les consoler. Ils savent qu’ils sont nés pour les vicissitudes de la vie. Ceux-là sont heureux qui, comme les guerriers dont nous célébrons les obsèques et qui vous laissent dans la douleur, obtiennent la plus brillante fin, et ceux qui après une vie sans infortune trouvent une mort glorieuse. C’est, je ne l’ignore pas, ce qu’il est difficile de vous persuader, à vous qui dans la félicité des autres, dans cette félicité dont vous avez joui, trouverez un sujet de vous rappeler vos peines : car la douleur n’est pas dans l’absence d’un bien qu’on n’a point éprouvé, mais dans la privation de celui dont on avait contracté l’habitude.

« Qu’ils se consolent par l’espérance d’avoir d’autres fils, ceux à qui leur âge permet encore de devenir pères. Les enfans qu’ils verront naître leur feront oublier en particulier ceux qu’ils