Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/78

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moire ; pour vous reprocher d’avoir conçu contre moi d’injustes ressentimens et de céder à vos malheurs.

« Je ne doute pas qu’un état bien constitué dans son ensemble ne procure plus d’avantages aux particuliers qu’un état fleurissant du bonheur privé de chaque citoyen, et malheureux dans sa masse. Le citoyen fortuné par lui-même n’en périt pas moins sous les ruines de sa patrie ; mais infortuné dans une patrie heureuse, il lui est plus facile de se conserver. Si donc l’état a la force de supporter les calamités privées de ses membres, tandis que chacun d’eux ne peut soutenir celles de l’état, comment tous ne se réuniraient-ils pas pour le secourir ? N’abandonnez pas, comme vous le faites aujourd’hui, le salut commun, trop abattus de vos souffrances personnelles, et n’accusez pas tout ensemble et moi qui vous ai conseillé la guerre, et vous-mêmes qui partagiez alors mes sentimens. Ne vous irritez pas contre un homme qui, comme moi, croit n’avoir pas moins que personne la connaissance des grands intérêts de l’état, et le talent de les expliquer ; qui aime la patrie et est au-dessus de l’intérêt. Avoir des connaissances, sans le talent de les communiquer aux autres, ce n’est pas être au-dessus de celui qui ne pense pas : avec ces deux qualités, sans amour pour la patrie, on ne donnera pas de bons conseils ; qu’on ait cet amour, sans être invincible à la cupidité, tout, par ce seul vice, sera mis à prix d’argent. Si, dans la persuasion que je possédais mieux qu’aucun autre ces qualités réunies, au moins à un degré suffisant, vous m’avez cru quand je vous ai conseillé de faire la guerre, vous auriez tort aujourd’hui de me supposer coupable.

LXI. « Lorsqu’on a le choix, et que d’ailleurs on est heureux, c’est une grande folie de choisir la guerre ; mais si l’on se trouve dans la nécessité de se voir soumis à ses voisins dès qu’on aura la faiblesse de leur céder, ou de se sauver en se jetant dans les hasards, le blâme est pour celui qui fuit les dangers, non pour celui qui les brave. Ce dernier, c’est moi, et je n’ai pas changé d’avis. C’est vous qui en avez changé, parce que vos affaires étaient en bon état quand vous goûtiez mes conseils, et que vos maux vous ont conduits au repentir de les avoir écoutés. Vos âmes sont tombées dans le découragement, et dès lors il vous semble que je vous ai mal conseillés : chacun de vous a le sentiment de ce qu’il souffre, et l’utilité de mes avis ne se montre pas encore sensiblement à tous : un grand malheur est survenu, il est tombé subitement sur vos têtes, et vos esprits abattus ne savent plus se tenir fermes dans leurs premières résolutions. C’est qu’un mal inattendu, et que la raison était absolument incapable de prévoir, captive l’entendement. Voilà où vous jette surtout la maladie qui s’est jointe à vos autres calamités. Cependant, citoyens d’une république respectable, élevés dans des sentimens dignes de votre patrie, il faut savoir soutenir les calamités les plus terribles, et ne pas flétrir votre dignité ; écarter le sentiment douloureux de vos peines domestiques, et ne vous occuper que du salut de la patrie : car on ne croit pas avoir moins raison d’accuser celui qui, par sa faiblesse, laisse perdre la gloire qui lui appartient, que de haïr l’insolent qui ose affecter une gloire dont il est indigne.

LXII. « Vous craignez d’avoir à supporter long-temps les fatigues de la guerre, sans finir par avoir la supériorité. Qu’il me suffise de vous répéter ce que je vous ai déjà montré bien des fois dans d’autres occasions, que c’est à tort que l’issue vous en est suspecte. Mais ce que je dois vous mettre au grand jour, ce dont vous semblez n’avoir jamais fait l’objet de vos méditations, et dont je n’ai point encore parlé dans mes autres discours, c’est la grandeur de votre empire. Je ne vous adresserais pas même aujourd’hui des paroles qui ont quelque chose de présomptueux, si je ne vous voyais dans un abattement qui ne vous convient pas. Vous croyez ne commander qu’à vos alliés ; et moi je déclare que de deux parties qui composent le globe, la terre et la mer, celle-ci vous est soumise tout entière par la domination que vous y exercez maintenant, et qu’il ne tient qu’à vous d’augmenter encore avec la marine que vous possédez. Il n’est ni nation ni roi qui puisse mettre obstacle à votre navigation. Voilà ce qui fait votre puissance, et non des maisons, des campagnes, richesses que vous croyez d’un haut prix, en ce moment que vous en êtes privés, et que vous ne devriez pas plus regretter que des bijoux et de vaines parures. Sachez que c’est la liberté qu’il s’agit de sauver, et qu’elle vous restituera sans peine ces objets de vos regrets, mais que la servitude nous ra-