Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/79

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vira tout le reste. Dans l’art d’acquérir et de conserver, ne nous montrons pas au-dessous de nos pères, qui n’ont pas reçu ce qu’ils ont possédé, mais qui se le sont procuré par leurs travaux, et qui ont su le garder et nous le transmettre. Il est plus honteux de se laisser enlever ce qu’on possède que d’éprouver des disgrâces en tâchant d’acquérir. Marchons aux ennemis, non pas seulement avec un sentiment d’orgueil pour notre courage, mais de mépris pour eux. La présomption est le vice de l’ignorance heureuse ; c’est le propre du lâche ; le mépris de nos ennemis nous est inspiré pur la raison même qui nous fait connaître notre supériorité : ce sentiment nous convient. À égalité de fortune, l’habileté rend le courage plus ferme, en le soutenant d’une juste confiance ; elle se repose moins sur l’espérance qui peut être trompeuse que sur la connaissance de ses avantages, qui lui montre comme assurés les succès qu’elle prévoit.

LXIII. « C’est à l’empire qu’exerce la république, et qui vous en donne une juste fierté, qu’elle doit le respect qu’elle inspire : votre devoir est de le défendre. Ou ne fuyez pas les travaux, ou ne poursuivez pas la gloire, et ne croyez pas qu’il s’agisse seulement de combattre pour savoir si vous servirez au lieu d’être libres ; mais si, privés du plaisir de commander aux autres, vous serez exposés aux dangers de la haine qu’inspire le commandement. Il ne vous est pas permis de l’abdiquer, quoiqu’il se trouve peut-être des personnes qui, dans les circonstances actuelles, prennent par crainte l’inactivité pour de la vertu. Il en est de votre domination comme de la tyrannie : la saisir semble injuste ; s’en démettre est périlleux. Si ces gens faisaient adopter aux autres leurs sentimens, ils perdraient la république quand on supposerait qu’eux-mêmes pussent garder la liberté. Le repos ne peut se conserver qu’en se combinant avec le travail : il ne convient point à une ville qui commande ; ce n’est que dans une ville sujette qu’on peut être esclave sans danger.

LXIV. « Ne vous laissez pas entraîner par des citoyens qui vous égarent, et après vous être déclarés avec moi pour la guerre, ne me faites pas un crime de l’avoir conseillée, quoique vous voyiez les ennemis faire, dans leurs incursions, ce qu’il fallait attendre de leur part, puisque enfin nous refusions de leur obéir. La peste est survenue ; elle n’entrait pas dans le nombre des maux que nous devions attendre, et seule elle les a tous surpassés. Je n’ignore pas qu’elle fait partie des causes qui m’attirent votre haine, bien injustement sans doute ; à moins que vous ne vouliez m’attribuer aussi les événemens heureux que vous pourrez éprouver et qu’on ne saurait prévoir. Il faut supporter avec résignation les maux que nous envoient les dieux, avec courage ceux que nous font les ennemis. C’était des vertus familières autrefois à cette république : qu’elle ne trouve pas en vous un obstacle à les exercer. Si le nom d’Athènes est célèbre chez tous les hommes, sachez que c’est parce qu’elle ne cède point à l’adversité ; qu’elle a fait à la guerre de grands frais d’hommes et de travaux ; mais qu’elle a possédé, jusqu’à ce jour, la plus respectable puissance, et que s’il faut que nous dégénérions un jour, car tout est destiné à décroître, il en restera du moins un éternel souvenir. Grecs, nous avons dominé sur la plupart des Grecs ; nous avons résisté, dans des guerres formidables, aux ennemis les plus puissant, unis et séparés, et nous avons institué la république la plus respectable par sa grandeur et ses richesses. Voilà ce que l’indolence pourra blâmer ; ce qu’imitera quiconque voudra faire des actions d’éclat ; ce que ne manquera pas d’envier celui qui est incapable de s’agrandir. Être haïs pour le moment présent et traités de vexateurs, c’est le sort de ceux qui se croient dignes de commander aux autres ; provoquer l’envie pour de grands objets, c’est prendre une résolution généreuse. La haine dure peu ; on répand, dès l’instant même, un grand éclat, et on laisse pour l’avenir une gloire qui ne sera jamais oubliée. Connaissez ce qui sera beau pour la postérité ; ce qui, pour le présent, n’a rien de honteux[1] : tels doivent être les deux objets de votre zèle. N’envoyez pas de hérauts aux Lacédémoniens, et ne manifestez pas que vous soyez accablés des maux qui vous frappant. Il en est des peuples comme des particuliers : les plus illustres sont ceux dont le courage se laisse

  1. Périclès entend par ce qui sera beau pour l’avenir, cette gloire qui ne sera jamais oubliée ; et par ce qui n’a rien de honteux pour le présent, la vaine haine qui poursuit les hommes ou les peuples qui se distinguent par de grandes choses : haine qui se dissipe bientôt, et que remplace l’admiration.