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Hellé

Mon oncle était né dix ans après le mariage de ma grand’mère, alors que cette femme, étroitement et passionnément religieuse, déplorait sa stérilité comme une malédiction. Persuadée qu’elle recevait de Dieu une grâce particulière, madame de Riveyrac, dans un transport de joie reconnaissante, avait voué au service de Dieu le fils tant désiré. La naissance de deux autres enfants n’avait pu modifier sa détermination, ma grand’mère croyant que le Seigneur la récompensait ainsi de son sacrifice. Mais, quand Sylvain de Riveyrac quitta le petit séminaire, il manifesta sa volonté de vivre dans la retraite et d’abandonner sa part d’héritage au frère qu’il chérissait. Mon aïeule, qui se réjouissait de le voir prêtre, puis évêque, ressentit un vif chagrin. Elle se consola en pensant que la bizarrerie de Sylvain — et son désintéressement — permettraient un meilleur établissement au jeune frère, mademoiselle Angélie de Riveyrac désirant ne point se marier. L’ainé des Riveyrac cloîtra sa vie dans l’étude et la méditation. Pendant vingt ans, les jalousies et les méchancetés de la petite ville expirèrent au seuil de son logis. Enfermé avec ses livres, parmi les moulages et les gravures qui reproduisaient ses chefs-d’œuvre préférés, il traduisait Aristote, commentait Lucrèce, sans souci des gloires officielles, satisfait seulement d’être en correspondance avec quelques illustres savants européens. La mort de mon père, mon arrivée à la Châtaigneraie, avaient été les seuls événements de son existence.

Mon oncle avait dépassé cinquante ans. Il commençait à moins aimer sa solitude, car cet homme sans faiblesse n’était point dépourvu de sensibilité. Tante Angélie, douce et bornée, avait embaumé sa vie d’une discrète amitié ; mais, atteinte d’une grave maladie de cœur, elle pouvait disparaître. Et lui, à Castillon, n’avait point d’amis. À l’âge où l’homme, affranchi de l’amour, sent la joie et l’orgueil de la paternité, mon oncle eût rêvé de modeler une âme sur son grave et pur idéal. Femme, je lui échappais par ce qu’il appelait l’infirmité de mon intelligence, par la destinée que m’imposait la société. Mes grâces enfantines consolaient mal sa tendresse frustrée.

Tante Angélie m’indiqua les lettres du bout d’une aiguille à tricoter ; quelques semaines après, je savais lire. Bientôt l’alphabet puéril fut délaissé. Au hasard, passionnément, je lus tout ce qui me tombait sous la main.

J’avais vécu huit ans d’une vie inconsciente, sans accidents, presque sans souvenirs. Aucune maladie n’avait appauvri ma sève, éveillé la morbide nervosité qui rend effrayants les enfants précoces. J’avais l’âme heureuse et libre du petit faune, lâché à travers la nature, où se satisfaisaient tous ses instincts. Je pouvais grimper sans efforts jusqu’à la fourche des figuiers, sauter les fossés, courir, pendant des heures, nu-tête, sous la brûlante caresse du soleil. Mes épaules étaient larges, mes yeux d’un gris nuancé d’émeraude. Il y avait des reflets d’or dans la soie châtain tendre de mes cheveux. Partout on me regardait avec le plaisir que suscite la vue d’un enfant frais et robuste. Mais, ignorante des petites manières qu’on enseigne aux filles bien élevées, je ne savais ni sourire, ni répondre, ni montrer mon esprit, en récitant des phrases serinées à l’avance. Je ne faisais pas grand honneur à ma tante, et les « comtesses d’Escarbagnas » l’en blâmaient un peu.

Soudain, ce fut la seconde naissance, l’inoubliable initiation. Les livres, agrandissant mon univers, me révélèrent le monde du rêve. Les mots mêmes, par le hasard de leur assemblage, s’animèrent d’une vie que je ne soupçonnais pas. Ils furent la couleur, la musique, le parfum. Déjà sensible à la cadence des vers, à l’écho des rimes, je pressentis une beauté d’ordre inconnu, étrangère au sens même des phrases que je lisais, et dont certaines me semblaient si douces, avec leurs consonnes liquides et leurs syllabes féminines, que je les répétais tout haut, pour m’enchanter. J’avais découvert dans le grenier, un vieux volume de l’Odyssée et un tome