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Hellé

— Et si nous nous apercevons, après, que nous avons commis une irréparable erreur ?

— Il n’y a pas, entre honnêtes gens, d’erreurs irréparables. Quelques petits sacrifices réciproques, la bonne nature et l’habitude arrangent tout. Mais je vous en prie, Hellé, au nom de votre bonheur futur, défaites-vous de ces idées qui, amusantes, excusables chez la jeune fille, seraient intolérables chez la jeune femme. On vous a élevée comme un garçon très intelligent, dans une liberté qui convient au caractère viril et ne s’allie pas avec la réserve et la soumission féminines. Vous êtes capable de profondes affections, mais vous n’êtes pas sentimentale. Votre oncle s’en faisait gloire. Maurice en souffrira.

— Ce qui prouve que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre !

— Mais si. Seulement, Hellé, vous êtes trop chimérique. Antoine Genesvrier a eu une mauvaise influence sur vous.

— Vous aussi, vous le blâmez ?

— J’estime ses qualités, mais je trouve qu’il est un étrange directeur moral pour une jeune fille. Il vous souffle son mépris des usages, son esprit de révolte, son indomptable orgueil. J’ai été charmée que Maurice vous épousât : c’est le salut pour vous.

— En vérité, chère madame, je ne vous comprends pas.

— Hellé, j’ose vous parler franchement, parce que je vous aime. Eh bien, croyez-moi, vous êtes mal préparée à la vie conjugale. L’existence de la femme est toute de douceur, de sacrifice, de soumission. Plierez-vous votre fierté à ces abaissements ? Saurez-vous effacer votre personnalité dans l’amour ?

— Mais à quoi bon ? m’écriai-je. Et quel étrange idéal d’amour propose-t-on à la femme ? Pourquoi doit-elle plutôt que l’homme se briser, se sacrifier ? Pourquoi effacerai-je ma personnalité dans l’amour ? Celui qui méconnaîtrait la justice au point de m’imposer un suicide intellectuel serait un tyran ou un imbécile : en aucun cas, je ne saurais l’aimer. Je ne veux ni me sacrifier, ni sacrifier mon mari. Nous devons nous efforcer de réaliser ensemble une vie harmonieuse en nous respectant, en nous aidant, en nous complétant. Je hais l’effroyable égoïsme qui se cache sous la galanterie hyperbolique de certains hommes, et je plains les femmes qui le subissent par vanité ou par lâcheté.

— Ah ! vous êtes bien la femme des temps nouveaux ! Vous parlez comme parlait Antoine.

— Je mets au-dessus de tout l’héroïsme volontaire, mais le sacrifice s’ennoblit par son but. Je risquerais ma santé, ma beauté, ma vie pour sauver d’un danger l’homme que j’aime. Mais sans autre nécessité que celle de ménager le monde et de flatter les préjugés de mon mari, j’irais mentir à mes croyances, approuver l’injuste et le médiocre ?… Non, cela n’est pas mon devoir.

— Vous êtes une révoltée, ma pauvre fille. La vie vous pliera et vous brisera.

— Maurice vous a fait des confidences ? Il est inquiet, il est déçu… Je vous en supplie, dites-moi la vérité !

— Maurice pense absolument comme moi.

— Eh bien, je m’en expliquerai avec lui. Il le faut.


XXVI


C’était un des fameux dîners unicolores, mis à la mode par madame de Nébriant. Il y avait eu le dîner bleu, pour les poètes ; le dîner vert, pour les peintres ; le dîner mauve, pour les musiciens. Le dîner auquel j’étais conviée, et qui devait remplacer la fête des fiançailles, était rose en mon honneur.

Mon deuil, et plus encore mon désir nettement exprimé, avaient obligé la baronne à restreindre le nombre de ses convives : douze couverts seulement dans la salle à manger que nous admirions du salon, par la grande baie vitrée à petits carreaux Louis XVI, en attendant le Ministre, M. Rébussat. Décorée, cette salle, et meublée à la mode anglaise, avec une profusion de boiseries blanches, de