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Hellé

de talent. Ils magnifient tout ce qui les entoure. « Effet de mirage », comme disait feu Tartarin, Monsieur Clairmont voit un Mécène en Rébussat, comme il a vu des brigands héroïques dans une vingtaine de Macédoniens vermineux et pelés qui ont fait mine de l’arrêter sur une route et ont baisé ses bottes pour quelques pièces d’or.

Je savais bien que l’aventure de Maurice, en Macédoine, se réduisait à un incident de voyage plutôt comique et digne de réjouir About. Mais je n’aimais pas les railleries de mademoiselle Frémant, sa manière de plaisanter rendant la riposte plus délicate.

J’allais changer de place quand je vis Maurice et Rébussat s’approcher. Le visage coloré, l’œil brillant, le ministre semblait charmé par l’admiration attendrie des femmes. Maurice même était repoussé au second plan, malgré sa supériorité d’artiste, nu plutôt il s’y reculait volontairement, par une manœuvre calculée… L’espoir d’être joué sur le premier théâtre de Paris le rendait presque obséquieux devant Rébussat.

Cette attitude, méchamment observée par mademoiselle Frémant, m’irrita. Mais le ministre s’avançait vers moi, et le divan que j’occupais devenait le point de mire de tous les regards.

M. Rébussat, ayant appris que j’étais la nièce de Sylvain de Riveyrac, m’interrogea gracieusement sur mon oncle, un homme de goût, disait-il, digne d’élever la compagne d’un grand poète. Je répondais avec une réserve polie, admirant l’art que mettait cet homme à me conquérir en me parlant chaleureusement de celui que j’avais tant aimé et qu’il ne connaissait point. Je m’expliquais ses triomphes, sa rapide fortune.

Maurice était ravi. Il voulut me faire briller et raconta comment j’avais collaboré à son drame en lui inspirant l’idéale figure de Mélissa. La conversation dévia peu à peu sur la vie littéraire, les livres nouveaux. Rébussat donnait son avis, et chacun répondait, contant une anecdote, cherchant un mot flatteur ou mordant, sans heurter l’opinion du ministre, écouté comme un oracle.

On cita des noms qui évoquaient pour tous les auditeurs des physionomies familières et des gloires parisiennes que j’ignorais. Puis on parla des excentriques de la littérature, — les néo-mystiques, les sataniques, les anarchistes, les fous, — et soudain j’entendis prononcer le nom d’Antoine Genesvrier.

C’était Marie Frémant qui parlait. Connaissait-elle la rancune que le ministre gardait à l’écrivain et se préparait-elle un malin plaisir en faisant enrager le grand homme de madame de Nébriant et madame de Nébriant elle-même ? Sa petite tête, qui affectait la forme triangulaire d’une tête de reptile, sous des bandeaux plats d’institutrice, exprimait une admirable candeur.

— Qui a lu le Pauvre, d’Antoine Genesvrier ? Le Pauvre une œuvre d’amour et de colère, le plus beau livre de l’année.

Madame de Nébriant déclara qu’elle avait vaguement entendu parler de ce livre, mais qu’elle n’aimait pas les romans à thèse.

— Vous, une fervente d’Ibsen ?

— Ce n’est pas la même chose ! fit la baronne avec embarras.

— Ibsen est un philosophe, un génie nébuleux et puissant, dit Rébussat, dont le teint mat s’était soudain coloré. Genesvrier, qui se croit un penseur et un écrivain, est tout simplement un de ces individus qui se jettent comme des bouledogues aux trousses des gens qui ont du talent, de la fortune ou de la chance.

— Vraiment ? s’écria mademoiselle Frémant, toujours candide. Vous m’affligez. Ce Genesvrier m’avait plu… Mais chère baronne, ne m’avez-vous pas, autrefois, conté son histoire ? Il appartenait à une honnête famille, et il avait quelques liens de parenté avec cette aimable vieille, madame Marboy, qui devait venir ce soir ?

— Des liens très vagues… Oh ! c’est un simple fou. Madame Marboy ne le voit guère… Elle est souffrante, cette pauvre