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Hellé

gement, lorsqu’ils se hasardaient hors du domaine acquis à leur compétence, et je compris pourquoi mon oncle attachait un si grand prix à ce qu’il appelait l’éducation harmonieuse.

J’avais l’inexpérience des enfants ; j’avais aussi leur rigoureuse logique et leur clairvoyance impitoyable. Je m’étonnais de tout, des gens et des choses, des gens surtout, dont nul encore ne s’était imposé à moi par le prestige du vrai talent ou par l’indéfinissable charme qui échappe à l’analyse.

Une douceur nouvelle entra dans ma vie avec l’amitié d’une femme.

Dans l’espèce d’isolement où je m’étais trouvée, à mes débuts, chez madame Gérard, j’avais remarqué les cheveux blancs, les yeux bleu tendre, le pur profil de madame Marboy. Elle me rappelait tante Angélie. Un soir, j’osai me rapprocher d’elle et lui parler de cette ressemblance. Elle répondit du ton le plus affectueux :

— Je suis charmée de ce hasard, mademoiselle, et je souhaite qu’il soit de bon augure, car je désirerais vous connaître, vous qui m’intéressez si vivement.

— À quel point de vue, madame ? demandai-je.

— L’ensemble seul de votre physionomie m’eût obligée à l’attention. Je ne vous connais pas assez pour vous juger autrement que sur la foi de votre visage ; mais vos yeux me plaisent. Ils disent que vous êtes bonne, intelligente et loyale. En vous regardant, j’ai envie de vous embrasser. Je n’ai pas d’enfants, mademoiselle, et j’aurais souhaité une fille qui vous ressemblât.

— Je vous remercie de votre sympathie, madame. Jamais personne ne m’a parlé ainsi.

— Vraiment ?

— Mon oncle m’aime plus que tout au monde ; mais il n’a ni le loisir, ni le désir, de me traiter en enfant.

En peu de mots je racontai mon existence. Madame Marboy me regarda avec une surprise mêlée de pitié :

— Et vous n’avez jamais senti le vide de votre cœur ? L’étude suffisait à remplir votre vie ?

— Oui, madame. Mais en causant avec vous, je commence à comprendre la douceur de la sympathie.

— Vous êtes exquise, dit-elle en me prenant la main. Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ?

— J’en serais très heureuse, madame.

Je fis part à mon oncle de cet entretien. Il me dit :

— Certes, tu peux aller chez madame Marboy. Cette aimable vieille t’enseignera les us et coutumes du monde et ne gâtera ni ton esprit ni ton cœur. Je préfère sa société à celle de madame Gérard ou à celle d’une pécore de vingt ans. Mais on dansait ce soir ? Pourquoi ne danses-tu pas ?

— Je ne sais pas danser, mon oncle.

— C’est vrai… Veux-tu prendre des leçons ? Un imbécile en habit noir, tout en raclant du violon, t’apprendra à former des pas et à compter des temps.

Je fis un geste d’horreur.

— Tu n’y tiens pas ? Tu as raison. La danse moderne est ridicule et obscène souvent.

— Obscène ?

Il ne répondit pas. Après un silence :

— J’ai bien remarqué qu’on ne t’apprécie pas comme tu le mérites. Parbleu ! Les oies s’étonnent devant les cygnes. Que cela ne t’inquiète pas pour l’avenir.

Le lundi suivant, mon oncle me conduisit chez madame Marboy.

— Madame, dit-il, ma nièce m’a fait partager son vif désir de vous connaître mieux. Je ne l’ai jamais confiée à qui que ce fût, mais elle ne saurait trouver une tutelle plus charmante et plus bienveillante que la vôtre.

— Embrassez-moi, mademoiselle Hellé, dit la vieille dame avec cette grâce souveraine à laquelle mon oncle lui-même n’avait pu échapper. Je sens que votre âme est pareille à votre visage, et j’aime votre beauté.

— Vous trouverez Hellé fort ignorante de beaucoup de choses, reprit M. de Riveyrac. C’est moi qui l’ai faite ainsi.