Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
Hellé

Vous allez ravager le cœur poétique de Maurice, le cœur farouche de Genesvrier et le cœur doctoral de monsieur Gérard. Regardez-vous un peu.

Entre deux appliques de bronze doré qui brillaient haut comme un double bouquet de petites flammes, un miroir ovale me renvoya mon image, et l’apparition, vêtue de satin nacre et de mousseline floconneuse, m’étonna comme celle d’une sœur divine.

Je regardai ce visage dont la grâce sévère ne s’était pas attendrie encore et voluptueusement modelée sous les lèvres de l’amour, ce front uni, ces bandeaux d’un blond presque châtain qui se dorait dans la lumière, ces sourcils droits, ces larges yeux vert de mer, cette bouche finement ciselée par l’ironie, mais que l’enthousiasme faisait frémir, ce cou ferme, ces épaules vigoureuses, cette poitrine qui semblait destinée au repos d’un demi-dieu.

J’étais belle, je le savais, et je considérais ma beauté non comme un trésor qu’on peut exploiter pour de bas intérêts, mais comme un don précieux qui porte avec soi une joie sereine.

— Vous êtes rayonnante, Hellé ! dit encore madame Marboy, avec une nuance d’affectueuse inquiétude. Il ne vous est arrivé rien d’extraordinaire, mon enfant ?

— Absolument rien, chère madame.

Elle parut rassurée.

— Je vous ai placée entre monsieur Clairmont et mon neveu. Vous connaissez Maurice. Quant à Genesvrier, il ne vous parlera guère, car votre parure l’intimidera. Cependant, je crois que vous ne vous ennuierez point.

— J’en suis très sûre. Monsieur Clairmont me plaît beaucoup.

— C’est un charmeur, dit madame Marboy avec un sourire. Sa mère, qui est morte l’an dernier, était ma meilleure amie, et je ne puis vous dire à quel point elle aimait Maurice. Elle souhaitait le marier et, certes, chez la baronne de Nébriant, — leur cousine, une femme à la mode que tout Paris connaît, — les beaux partis ne manquaient point. Mais la folie du voyage monte au cerveau de Maurice. Il part… Quand reviendra-t-il ? lui-même n’en sait rien. Un caprice peut l’entraîner en Asie, aux Indes, au Japon. Et la poésie de Maurice lui ressemble. Elle est ardente, légère, impatiente comme lui. L’austère Genesvrier déclare, non sans quelque dédain, que c’est une muse folle qui souffle dans un clairon d’or.

Je devinai dans ce Genesvrier un ennemi des Muses. Il ne me déplaisait point que celle de Maurice fût une céleste folle, au verbe sonore et harmonieux, à la chevelure dénouée. Les poètes, à travers mes lectures, m’apparaissaient comme d’éternels enfants, ivres d’un délire sacré, à qui toute indulgence est due. Que Maurice Clairmont s’en allât combattre pour la divine Hellas, cela suffisait à me ranger de son parti. J’exprimai nettement cette opinion.

— Je suis un peu de votre avis, répondit madame Marboy. Mais ne soyez pas trop sévère pour Antoine. Peut-être vous intéressera-t-il beaucoup. C’est un homme d’une haute intelligence, d’une haute moralité, égaré malheureusement dans les utopies humanitaires. Il est né dans une famille riche et devrait porter le titre de marquis. Eh bien, ma chère enfant, il a fait cette belle folie de rejeter titre et fortune. Pourquoi ? Il n’a jamais daigné me l’expliquer tout à fait. Il n’est pas expansif, mon neveu Antoine. Il écrit dans une revue philosophique, sociologique, etc. Je suis trop bourgeoise pour comprendre sa littérature.

Le timbre retentit deux fois, et mon oncle parut, suivi de près par les Gérard. La conversation ne fut plus qu’un échange de politesses jusqu’au moment où Maurice Clairmont fut annoncé.

Madame Marboy le présenta à mon oncle, puis il vint s’asseoir près de moi. Ses yeux exprimaient une admiration qui me fut délicieuse, et je compris, dès les premières paroles, qu’il était heureux de me revoir.

Sept heures et demie sonnaient quand M. Genesvrier fit son entrée. J’entendis qu’il s’excusait de son retard ; mais, toute