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Hellé

demanda Antoine, avec un accent de douceur qui me surprit.

— Toujours, monsieur Genesvrier… C’est cette crevasse qui ne guérit pas… J’ai très mal, mais le petit pousse bien, n’est-ce pas ?

— À merveille.

Il se tourna vers moi :

— Cette jeune fille, Marie, est une de mes amies : mademoiselle de Riveyrac. Elle voulut vous voir parce que vous êtes malheureuse. Elle vous donnera du travail. Qu’avez-vous, Marie ? Ne pleurez pas. C’est très mauvais pour votre enfant. Une femme ne devrait jamais pleurer quand elle est nourrice. Il faut avoir du courage. On ne vous abandonnera pas.

— Je sais… je sais… Mais ça me fait de la peine quand je vous vois, monsieur Genesvrier, du plaisir et de la peine… Je pense à l’ancien temps, à mon pauvre Louis… Ah !

Elle baissait la tête, et je voyais avec une émotion inconnue des larmes glisser sur la joue et tomber sur la tête fragile du nourrisson. Bien qu’elle ne m’eût point parlé, qu’elle m’eût regardée à peine, sa jeunesse, son malheur m’attiraient. Je souhaitais la consoler, et je ne savais que lui dire.

— Savez-vous, Marie, que mademoiselle de Riveyrac est très curieuse de voir votre petit enfant ? Elle n’a jamais vu un nouveau-né. Cela vous paraît drôle ?… Oh ! il ne faut pas le lui donner. Elle le laisserait tomber. Les jeunes filles sont maladroites.

— Mais non, dis-je, vous me calomniez. J’oserai tenir ce bébé. Il faut bien que je le connaisse, puisque nous l’adopterons, vous et moi. Donnez-le-moi, madame. Oh ! qu’il est lourd, qu’il est beau !

— N’est-ce pas ? fit-elle.

Et un éclair d’orgueil passa dans son doux œil noir tout humide.

Il me paraissait bien léger, le pauvre petit, et parfaitement horrible avec sa peau cramoisie, ses traits tuméfiés, la dépression molle de son crâne. Cependant, d’instinct, j’avais trouvé le mot qui réjouit les mères, le double hommage à leur vertu de créatrices : « Oh ! qu’il est lourd ! qu’il est beau ! »



oh ! qu’il est lourd !…

Je le tenais gauchement sur mes genoux, et des limbes obscurs de mon âme émergeait pour la première fois une pensée, si vague : « Un jour, peut-être, moi aussi… » Jamais je n’avais désiré, imaginé, rêvé cela… J’en ressentais un malaise intérieur, une gêne, comme le travail secret d’une éclosion. Et pourtant cela n’avait rien de singulier, puisque j’étais une femme, puisque j’avais un cœur et des entrailles, et que l’espoir de la maternité ne m’était pas interdit. À force de contempler ce petit être, cette larve qui d’abord m’avait émue de dégoût, je ne sais quelle douceur me venait à l’âme, de la pitié, de la peur et le respect tendre