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Hellé

lui exprimai encore mon désir d’être bienfaisante à la malade qu’il protégeait.

— Que ce ne soit point à cause de moi, dit-il. Marie Lamirault est, par elle-même, digne de votre estime et de vos secours.

— Soyez tranquille, ce n’est pas seulement à cause de vous. La charité…

— Voilà un mot qui me surprend dans votre bouche. Je ne nie point la charité ; mais en procurant du travail à une femme, en l’aidant à ne pas mourir, vous faites œuvre de justice, mademoiselle Hellé. C’est pourquoi je ne vous ai point louée aujourd’hui. Votre raison s’est révoltée devant la misère d’un être faible et innocent : c’est bien ; mais cela prouve seulement que vous n’êtes pas un monstre. Beaucoup de gens se rendent à eux-mêmes le témoignage du pharisien quand ils ont réparé, en quelque mesure, l’injustice naturelle ou sociale. Il n’y a là rien d’héroïque, ni même de vraiment méritoire. Un homme n’a pas à s’enorgueillir parce qu’il est humain, fut-ce au milieu d’inconscientes brutes. On confond étrangement le devoir de justice et la charité.

— Mais, dans un monde où la justice serait parfaitement réalisée, la charité ne serait plus nécessaire.

— Croyez-vous ? La justice n’est que la loi d’ordre et d’équilibre ; la charité, c’est le miracle de l’amour. Et si l’œuvre de justice appartient à l’homme, à la femme surtout appartient l’amour.

— Je connais votre théorie d’association idéale, dis-je en souriant. Vous me l’avez expliquée hier. Je vous parais une créature inutile, égoïste, un être de luxe, n’est-ce pas ? Et vous avez voulu, aujourd’hui, me donner une leçon pratique.

Il sourit à son tour :

— Merci d’avoir deviné juste. Cela me prouve que j’ai réussi. Si vous étiez demeurée réfractaire à l’indignation…

— Qu’auriez-vous fait ?

— Je me serais désintéressé de vous, autant que possible. C’est une manie que j’ai d’éprouver mes amis. Je vous savais supérieurement intelligente. Je ne savais pas si vous étiez bonne.

— Suis-je bonne ?

— Je commence à l’espérer.

— Vous espérez seulement ?

— L’expérience montrera ce dont vous êtes capable… Mais non, — fit-il, comme cédant à une impulsion irrésistible, — il n’est plus besoin d’épreuves. Je vous ai entrevue, aujourd’hui, telle que vous serez un jour…

Il hésita une seconde, et ajouta :

— Cette vision m’a été douce.

Je le tins sous mon regard, et, dans le clair-obscur que répandait la lointaine lampe, il me sembla voir trembler cet intrépide. Au même moment, j’entendis mon oncle appeler :

— Hellé !

— Que voulez-vous, oncle Sylvain ?

— Lampérier me dit qu’il a reçu une lettre de Walter. Celui-ci a rencontré monsieur Clairmont, à Delphes, comme ils en étaient convenus.

Je me tournai vers M. Lampérier :

— Est-ce que monsieur Clairmont lui a raconté ses aventures ? demandai-je.

— Oui, mademoiselle. Le jeune poète (il prononçait : pouâte). le jeune pouâte a été enlevé par des brigands et il les a subjugués en leur récitant des chœurs de Sophocle. Ces braves gens, qui font partie de l’Hétairia Ethnike, ont voulu le prendre comme chef pour rançonner les Turcs.

Sorti sain et sauf d’entre leurs mains, le pouâte est allé se reposer en visitant les Cyclades, après un voyage dans le Péloponèse et la Morée. Il a chargé Walter de mettre ses hommages à vos pieds.

— Doit-il bientôt revenir ?

Lampérier fit un geste d’ignorance.

— Je savais cela, dis-je, par une lettre que m’a lue madame Marboy. J’avais oublié de vous en faire part, mon oncle.

Antoine Genesvrier, d’un brusque mouvement, avait reculé son fauteuil dans l’angle de la cheminée. Il tournait à demi la tête, et je ne distinguais pas ses traits.

— Nous avons passé une soirée charmante en compagnie de ce pouâte ! reprit Lampérier. Il m’a envoyé ses vers