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Hellé

Je souris.

— Chimère !

— Qui sait ? répondit-il.

Maurice revint le lendemain, et ses visites furent bientôt quotidiennes.

Parfois, je souhaitais qu’il les espaçât, malgré l’extrême plaisir qu’elles m’apportaient. J’espérais, par un effort que je m’imposais comme un devoir, reculer son image à l’arrière-plan de ma vie. Déjà, je ne trouvais plus le goût ni le loisir de me recueillir comme je l’avais promis à Antoine. J’allais moins souvent rue Clovis ; je délaissais mes protégés. Tout mon temps était pris par les lectures et les causeries que prolongeait habilement Clairmont, au nom de l’art, au nom de notre amitié naissante. Les heures qui s’écoulaient ainsi étaient des heures d’enchantement. Mais pourquoi, dès que le jeune homme avait franchi mon seuil, une tristesse me prenait-elle, au souvenir des heures pareilles que j’avais passées près de Genesvrier ?

Celui-ci ne pouvait ignorer les brusques phénomènes de révolution morale qui se succédaient en quelques semaines, contrariés par ma volonté, aidés par un obscur désir. Je me reprochais de ne point savoir équilibrer mes plaisirs, mes devoirs, mes affections. Mais Genesvrier, dont je devinai l’inquiétude, semblait refréner sa passion pour respecter ma liberté. Que de fois, émue par sa tristesse, j’étais prête à me réfugier vers lui, à lui découvrir les contradictions de mon cœur ! Une pudeur mêlée de honte, de pitié, d’incertitude aussi, scellait mes lèvres, — et peu à peu je sentais une gêne dans mon attitude, et, dans celle de Genesvrier, un étonnement plus cruel pour moi qu’un reproche.

La nouvelle année commença : madame Marboy, souffrante, ne sortait guère ; elle se plut à nous réunir, Maurice et moi. Sensible à la gaieté de son filleul, à sa courtoisie, aux attentions dont il l’entourait, elle favorisait tous ses desseins. Elle s’appliquait à incliner mon âme vers Maurice. N’était-il pas tout pareil, peut-être, à son ancien idéal de jeune fille à l’homme qu’à mon âge elle eût aimé.


XXI


Seule dans la baignoire dont la grille dorée, levée à demi, me dérobait à l’indiscrétion des lorgnettes, inattentive à la foule houleuse qui refluait dans la salle avant le lever du rideau, je relisais un billet envoyé par Maurice avec une gerbe de lilas blanc :

« Comme un soldat grec, avant la bataille, suspendant l’offrande fleurie au piédestal de Pallas victorieuse, je mets à vos pieds ces fleurs, chère Hellé. Que votre présence invisible me soit un favorable augure. J’ai voulu que vous fussiez seule pour entendre mon œuvre et la juger. Ma pensée, à travers le tumulte ou le silence, ira constamment vers vous.

» J’aurais aimé m’asseoir à votre côté, dans l’ombre où ne vous devineront pas les spectateurs. Je ne puis. Je suis la proie de mes amis, de mes interprètes, de toutes espèces de gens jaloux d’épier ma sérénité dans le succès ou la déroute. Pourtant, la soirée ne se passera pas sans que j’aille chercher près de vous la consolation de ma défaite ou le prix de ma victoire. »


La salle, peu à peu, s’était remplie. Accoudée, le front dans mes mains, je savourais l’ivresse légère qu’exhalaient les frais lilas, blancs comme ma robe blanche. Je ne regardais pas le public particulier des premières, ce public mêlé, turbulent, amusant pour les vrais Parisiens, parce qu’ils y reconnaissent des journalistes, des artistes, des comédiens, des snobs, des femmes de tous les mondes et des types qui n’appartiennent à aucun « monde » défini. Les gens qui causaient, riaient, songeaient autour de moi, m’étaient inconnus ou indifférents. En toute autre circonstance, j’aurais désiré qu’on me les nommât ; leur histoire, racontée par Maurice, m’eût étonnée, instruite ou divertie… Mais Maurice n’était pas avec moi, dans cette petite loge où il m’avait reléguée si jalousement, si tendrement,