Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/18

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provincialisme exagéré de cette noce, les ridicules inévitables des élégantes de petite ville, le discours du maire, les couacs des musiciens recrutés au hasard parurent l’amuser infiniment.

Le soir même, il enleva sa femme dans la longue et souple voiture qu’il pilotait lui-même, et Capdenat, un peu ivre, demeura seul avec sa servante, dans son logis des Cornières.

Il laissait entendre que ce ne serait pas pour longtemps. Ses enfants comptaient sur lui. Dans le monde officiel Lucien Alquier était une puissance, et Capdenat trouverait à Paris le champ d’action qui lui avait manqué pour donner toute sa mesure. La politique ? Peuh !… Parlez donc des affaires ! tout le monde faisait des affaires !… Le défaut de Capdenat, qu’il sentait, mais qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même, c’était son âge ; c’était surtout la fissure lézardant une santé jadis formidable. Il alla passer l’hiver chez ses enfants : un essai — disait-il — avant l’organisation de la vie commune. Six mois plus tard, il revenait à Villefarge, violet de fureur concentrée.

À ceux qui s’étonnaient de son retour, il déclara :

« Je ne peux pas m’y faire, à ce Paris !… mes enfants voulaient me retenir : « Voyons, papa, vous n’allez pas vous enterrer à Villefarge ! Un homme comme vous… » Un homme comme moi n’abandonne pas son pays. J’aime les Cornières. C’est peut-être original, mais c’est mon goût. »

Et il ajoutait, entre hommes :

« À Paris, les femmes sont des catins et les hommes sont des jean-f… »

Cette philosophie détachée, succédant à une explosion d’orgueil, donna bien à penser aux Villefargeois. Ils perdirent un peu de la confiance qu’ils avaient eue en Capdenat, « un homme fort et capable ! » Cela leur sembla extraordinaire qu’il ne voulût plus de Paris. Et si c’était Paris qui ne voulait plus de Capdenat ? Il faisait le fier, mais on voyait bien qu’il n’était pas du même monde que M. Alquier, et c’est un dicton du bâtiment que le maçon ne doit pas trinquer avec l’arcchitecte.

Le vieux Bournac mourut. Il fallut procéder à une élection. La politique ne dégoûtait plus Capdenat. Si les raisins parlementaires étaient trop verts, ceux de la treille municipale lui paraissaient mûrs à point. Mais un concurrent surgit : l’ancien avoué Peyrelongue, bien vu par le clergé, et qui se vantait de n’avoir jamais eu « l’affreuse et cynique pensée de secouer la poussière de ses souliers sur ses concitoyens, pour aller tenter, à Paris, cette fortune tardive qui, comme les femmes, aime la jeunesse et trahit les barbes grises ». L’argument porta. Peyrelongue fut nommé. Capdenat, magnanime par fierté, lui serra la main publiquement, le soir du vin d’honneur offert au nouveau magistrat. Mais, rentré chez lui, il pleura, colosse effondré. Et la maladie, embusquée dans le cerveau sclérosé et les artères durcies, prépara la seconde assommade.

Ce fut trois mois après son retour. Capdenat tomba dans l’escalier. On le crut mort. Il survécut, mais sa jambe gauche fut paralysée, et, s’il en recouvra l’usage, il garda le genou raide et le pied lourd comme plomb. Un télégramme du médecin avait appelé Geneviève. Elle s’installa au chevet de son père et demeura plusieurs semaines à surveiller sa convalescence. M. Alquier ne se dérangea point.

À tous ceux qui la virent, la jeune femme fut une surprise et une énigme. Elle était devenue très belle. Le président Lanthenas la comparait aux modèles du Titien.

« Elle a la tête et les cheveux de la Flore et, pour le corps, elle doit ressembler à la grande figure de l’Amour profane, la femme assise sur la fontaine, dans le tableau qui est à Rome. »

Personne à Villefarge, excepté lui, ne connaissait la Flore et l’Amour profane, et cette allusion au corps de Geneviève parut assez inconvenante dans la bouche