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d’un magistrat. Quelques dames trouvèrent que le président « allait un peu loin », et elles ajoutèrent que la jeune Mme Alquier n’était pas à la mode, et qu’elle serait obligée de se faire maigrir. Propos de jalouses. Le président, seul, voyait juste. Geneviève avait plus que la joliesse et la grâce. Statue grecque entrevue dans cette mystérieuse atmosphère dorée où le Titien a plongé ses patriciennes blondes, elle était la vraie beauté royale et sereine, faite pour s’épanouir dans le luxe et le bonheur. Mais une tristesse inexplicable voilait cette splendeur. Peut-être, Geneviève s’affligeait-elle de n’avoir pas d’enfants ? Ses anciennes compagnes, mariées tant bien que mal, ou séchées sur pied, dirent

« Elle a la situation … On ne peut pas tout avoir. »

On lui reprochait ses robes courtes, ses cheveux coupés, ses bras nus, le fard de ses lèvres, et tous les raffinements dont elle avait pris l’habitude, raffinements encore ignorés de Villefarge, en dépit des journaux de mode, et que les plus jeunes femmes tâchèrent bientôt d’imiter. Geneviève était douce avec les envieuses, par bonté, par faiblesse, et parce qu’elle ne soupçonnait pas la méchanceté. Vers la fin de son séjour, elle parut plus gaie. Était-ce l’influence de sa marraine, Mme de l’Espitalet, qu’elle allait voir fréquemment à Puy-le-Maure ? Elle en revint, plusieurs fois, en automobile, avec Bertrand de l’Espitalet, mais cela, qui jadis eût fait scandale, ne choqua guère que les « bigotes bigotantes », comme disait le curé Fontembon. Les jeunes femmes et les jeunes filles, même à Villefarge, s’émancipaient déjà des sévères contraintes.

Puis on apprit que M. Capdenat se retirait. Il avait gagné assez d’argent pour jouir d’un bon repos d’une bonne existence paisible, à l’heure où ce rêve de tous les bourgeois français tournait pour les rentiers et les retraités au cauchemar…

La servante septuagénaire était partie. Il fallut la remplacer, et il y avait pénurie de domestiques, comme il y avait pénurie de logements et pénurie de jeunes hommes mariables. Les filles de la campagne, enivrées par la volupté des soies artificielles et des parfums de bazar, voulaient être des demoiselles, et celles qui consentaient à servir avaient perdu ou n’avaient jamais eu l’idée que leur métier a sa beauté particulière et qu’il honore celles qui le font dignement. Le type de la « servante au grand cœur », figure antique, rejoignant dans le domaine de la poésie et de l’art la vénérable Euryclée, nourrice d’Ulysse, ce type qui ne disparaîtra jamais complètement, parce qu’il y aura toujours des êtres nés pour servir, heureux de se dévouer, ce type devenait rare, se réduisait à des exemplaires qu’on citait. Les jeunes, pénétrées du sentiment de l’égalité par le chapeau et le bas de soie, ne voyaient nulle autre différence que celle de l’argent possédé entre elles et les bourgeoises, et elles ne se trompaient pas, dans certains cas où les bourgeoises, enrichies de la veille, avaient absolument la même conception du bonheur que leur cuisinière ou leur femme de chambre.

Les domestiques respectaient seulement — autant qu’elles étaient capables de respect — les personnes de « bonne famille » qui marquaient naturellement les distances, tout en conservant ces habitudes de bonhomie que les parvenus ne s’aviseront jamais d’imiter. Encore fallait-il que ces personnes pussent payer des gages décuplés par rapport à l’ancien temps. Chez M. Capdenat, la question des gages ne se posait pas. Il était riche et point avare mais sa dureté, son insolence, la tristesse noire du logis sans femme décourageaient les servantes. Depuis qu’il ne travaillait plus et que la paralysie alourdissait sa jambe gauche, il restait à la maison jusqu’à l’heure de l’apéritif, et son besoin de commander s’exerçait sur la fée du fourneau, transformée bientôt, par le désespoir, en gorgone rugissante. Il y eut des exécutions mémorables, des scènes à faire trembler les Cornières, avec cris, sanglots, imprécations, et la fille dégringolant l’escalier pour se réfugier dans la mercerie du rez-de-chaussée, tandis que Monsieur tonnait encore, en patois