Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/42

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

asile des chaises boiteuses, des tableaux crevés, des fauteuils qui perdaient leur crin. Une pile de vieux magazines s’écroulait sur le carreau, étalant des feuilles où l’on voyait le tsar et la tsarine, une fête persane en 1912, Sarah Bernhardt, Réjane, Edmond Rostand, des femmes enveloppées de mousselines flottantes, auréolées d’aigrettes, les mains dans leur vaste manchon. Un épervier empaillé, qui avait fait la joie de Raymond, perdait ses plumes. Un buste-mannequin, en toile grise, cambrait sa poitrine démodée. Une table peinte en noir — type matériel scolaire — était encore à sa place d’autrefois, perpendiculaire à la croisée.

À chacun de ses voyages, Geneviève montait à la chambre haute, et, malgré le bric-à-brac envahisseur, elle y retrouvait sa blonde enfance en robe de serge, assise à la table noire. Le fantôme triste de sa mère y passait et la silhouette chétive de Raymond. Elle savait où étaient les taches d’encre que le garçon avait faites, par une volonté désespérée de nuire, après une scène de M. Capdenat. Elle reconnaissait telle hachure de son canif sur le sapin du banc et, sur le mur, les lignes qui indiquaient leur taille à tous deux, avec les dates des années. C’était là qu’ils avaient ri, de ces fous rires enfantins qui giclent tout à coup, entre de petits doigts barbouillés. C’était là qu’ils avaient lu, en cachette, des romans innocents qui parlaient d’amour. Et plus tard, c’était là qu’elle avait réfugié son angoisse, lorsque Raymond se battait à Verdun et que la mère et la fille s’évitaient pour ne pas prononcer les mots qu’elles ne voulaient pas entendre. Et puis la mère morte, le frère exilé, c’était là que Geneviève fuyait le bourreau domestique qui la tenait sous son poing. Heures atroces où elle croyait sentir sur elle la pitié des choses muettes. La tête sur ses bras étendus, presque couchée en travers de la table d’école, elle criait de douleur :

« Maman !… Ô maman !… Ô mon frère !… »

Et elle souhaitait mourir.

Une fois, épuisée de larmes, elle s’endormit et se réveilla dans l’obscurité. La nuit se penchait sur son sommeil écrasé, comme une ombre maternelle. En bas, Capdenat, trépignant de rage, hurlait :

« Geneviève ! Vas-tu descendre ? N… de D… On ne se f… pas comme ça de son père !… »


La veille de son mariage, elle avait fait un dernier pèlerinage à la chambre haute et elle avait écrit sur la vieille table une petite lettre à Raymond :

« Je pense à toi. Je te sens près de moi, par le cœur, et je veux que tu sois heureux comme je suis heureuse. Nous nous reverrons bientôt, puisque je dois habiter Paris. »

Elle était sûre que Lucien accueillerait fraternellement Raymond, et cette certitude l’empêchait de pleurer en fermant la porte derrière elle. Adieu, triste enfance !… Le soleil de la jeunesse se lève sur un monde nouveau.

Le temps avait coulé. Geneviève Alquier était revenue à la chambre haute pour s’y cacher comme autrefois. Elle avait écrit bien des lettres sur la table noire, et comme autrefois, les bras étendus, elle avait pleuré, la nuit, quand le père était couché et qu’elle ne risquait plus d’entendre l’appel brutal qui l’affolait.

« Geneviève !… Où es-tu, Geneviève ?… »

Ce soir, elle ne pleurait pas. Elle n’évoquait ni la morte, ni l’absent, mais, pareille à la femme de Barbe-Bleue, tenant une clef et une lettre dans sa main, elle allait à pas veloutés de chatte. Dans un coin de la chambre, il y avait un secrétaire d’acajou qui lui appartenait en propre et qu’elle n’avait jamais voulu ni emporter, ni déplacer, ni faire restaurer par un ébéniste, un meuble sans beauté, bien malade, dont le placage se décollait.

L’abattant se renversa, découvrant l’intérieur du secrétaire, trois tiroirs sur le même rang, deux tablettes étagées. Presque rien sur les tablettes : des cartes postales, des étuis, des écrias vides, un éventail, un flacon cassé. Presque rien dans