Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/50

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une auto, surtout un autocar. Les Américains admirent ce monstre préhistorique : une fileuse ! Et ils lui donnent des sous. N’est-ce pas, Françoune !

La vieille agitait sa quenouille et grognait des mots incompréhensibles. Quand le docteur mit une pièce de nickel dans sa main crevassée, elle rit, avec une joie lugubre.

— Elle n’est pas seule ici ? dit Geneviève. Il y a d’autres habitants ? Où sont-ils ?

Bausset pressa la trompe de la voiture qui jeta trois clameurs stridentes. La porte d’une maison, sur le côté de l’église, s’entr’ouvrit. Un petit Homme à barbe blanche s’écria :

— Hé, adieu, monsieur Bausset ! Vous venez chez nous pour voir si l’on est encore en vie ?

— Je viens donner à boire à ma voiture et vous dire bonjour en passant.

— Espérez un peu. Je vous apporterai ce qu’il faut. Le puits communal est bouché. Alors, va pour l’eau des citernes…

Le bonhomme rentra chez lui et revint avec une cruche.

Il était sec comme un sarment. Sa barbe taillée en pointe, son grand nez, ses yeux noirs plissés et rieurs lui donnaient la mine d’un diable bénévole.

— Quoi de nouveau chez vous ? demanda le docteur.

— Les Cajart s’en vont à Cahors, chez leur neveu qui est leur héritier.

— Et quand les Cajart seront partis, combien serez-vous à Saint-Mars-de-la Lande ?

— Nous serons encore dix.

— La place ne vous fera pas faute.

— Il n’y en a que trop… Les trois quarts du village tombent en morceaux, et, tout à l’entour, la terre tourne en friche. C’est malheureux, mais qu’y faire ? Le plus jeune, ici, a cinquante ans et la doyenne, vous la voyez : cette Françoune qui finit ses quatre-vingt-dix. Moi, je reste à cause de ma femme. Elle dit : « Je suis née à Saint-Mars-de-la-Lande, je mourrai à Saint-Mars-de-la-Lande. » C’est qu’elle a une tête, ma femme !… Alors nous restons, nous resserrons pour ne pas trop nous fatiguer. On se tient dans la salle et on cultive le petit jardin. C’est assez pour nous deux… Et pourtant, j’ai de la terre, et bien plus que les Cajart ! À quoi ça nous sert-il ? Il faudrait des bras…

— Il aurait fallu des « drolles », mon pauvre Laorouzille.

— Peut-être. Mais les enfants d’aujourd’hui, ça coûte et ça ne rapporte guère. Voue dites : « Ils font des ouvriers agricoles. Économie de main-d’œuvre pour le paysan. » Non, monsieur Bausset. Les jeûnes ne veulent plus travailler dans l’intérêt du papa. D’abord, plus ils ont d’instruction, plus la terre les dégoûte. Ils font leur service en ville. Ils voient le cinéma, qui leur donne des idées, des envies… C’est comme la T. S. F… Vous avez écrit dans le journal qu’elle retiendrait le cultivateur dans sa campagne…

— Je le pense toujours…

— Erreur, monsieur Bausset… On aime la terre ou on ne l’aime pas. Si on l’aime, elle vous suffit. On y trouve le plaisir avec la peine. Si on ne l’aime pas, vos mécaniques n’y feront rien que de rendre le monde neurasthénique.

M. Bausset était vexé. Il dit mollement :

— Oui… Peut-être…

— Ça n’est pas pour blâmer les jeunes. Si j’avais leur âge, je ferais Comme eux. Nos anciens se privaient de tout. Ils n’avaient pas d’instruction et ils croyaient Aux paroles des curés. Les jeunes sont plus civilisés. Ils ne croient à rien du tout qu’à la monnaie. Té ! On n’a qu’une existence.

— Votre curé ne vous endoctrinera pas facilement, Lacrouzille.

— On n’a plus de curé. Dix paroissiens, ça ne fait pas une paroisse.