Page:Tinayre - L Ombre de l amour.djvu/21

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Cayrol l’avait retirée du couvent, elle s’était donnée à lui, de toute son âme, parce qu’il était pauvre, solitaire et méconnu. Elle avait accepté de vivre avec lui, dans leur pays d’origine, dans ce village qui n’avait jamais eu de médecin et qui avait encore ses « rebouteux » et ses jeteurs de sorts. Là, comme le Bénassis de Balzac, Cayrol représentait la science, le progrès, la civilisation… Quelles luttes, depuis onze ans, et quels déboires ! L’hostilité du curé s’était apaisée plus vite que la rancune du sorcier — du metje[1], — pourchassé, démasqué, traîné en justice…

Puis, c’était le grand rêve avorté du Sanatorium populaire, à prix très réduits, édifié sur le plateau stérile des Champs de Brach. Une société s’était constituée ; on avait recueilli des souscriptions… Maintenant la bâtisse commencée croulait sous les pluies ; les « formes » de fer se rouillaient dans la bruyère. Le Sanatorium n’était plus que cette chose lamentable : une ruine neuve, où nichaient les chouettes et les vagabonds. Le docteur se débattait contre les gens de loi et les gens d’affaires ; sa petite fortune était compromise, son temps gâché par des procès inextricables.

Et cela, c’était la secrète souffrance, l’unique souffrance de mademoiselle Cayrol… Résignée à la solitude, à la demi-pauvreté, à la virginité d’Antigone, elle ne se demandait jamais si elle était heu-

  1. « Mage », sorcier, en patois limousin.